Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Naomi Ragen et les filles de Jephté

Dans les récits bibliques et mythologiques, il arrive que les pères veuillent sacrifier leur enfant. Pour montrer combien il respectait Dieu, Abraham n’a pas hésité à placer son fils Isaac sur l’autel ; Agamemnon, pour calmer la colère d’Artémis et obtenir des vents favorables qui le mèneraient à Troie, immola Iphigénie. Dans le Livre des Juges, Jephté a promis à Dieu une offrande contre la victoire :

 « quiconque sortira des portes de ma maison à ma rencontre, 
lorsque je reviendrai victorieux de chez les Ammonites, 
sera pour le Seigneur, et je l'offrirai en holocauste.»

Et la première personne à venir à sa rencontre au retour de la guerre, c’est… sa fille ! Jephté doit tenir la parole donnée et l’offrir à Dieu.

Fille de Jephtéest le titre du deuxième roman de l’américano-israélienne Naomi Ragen, paru en 2010, et il fait référence à cet épisode biblique : Abraham Ha-Lévi est le dernier représentant d’une illustre dynastie de rabbins hassidiques. Il n’a pas d’autre descendance que sa fille Batsheva (Bethsabée, « fille d’un serment »), toute sa famille ayant péri durant la Shoah. Batsheva est une très belle jeune fille, qui reçoit en Californie une éducation religieuse stricte, mais avec un père aimant qui lui laisse découvrir l’art par la visite des musées ou lui permet de lire des livres qui seraient totalement prohibés dans le milieu orthodoxe juif. Elle aime particulièrement D.H. Lawrence, connu pour son Amant de Lady Chatterley, et s’identifie à Anna Karénine.

Batsheva rêve d’amour. Lorsque son père décide de la marier à Isaac Meyer Harshen, le plus prometteur des étudiants de Jérusalem, Batsheva se dit que cet élégant et grand jeune homme saura sans doute satisfaire ses désirs amoureux. Elle ne peut qu’avoir confiance en son père s’il lui a choisi cet époux :

 « Batsheva passa le reste de la journée dans un état second. Elle avait envie à la fois de rire et de pleurer, de hurler de joie et de rage. Mais chaque fois que sa colère prenait le dessus, elle songeait à son père qui, du plus loin qu'elle s'en souvienne, avait guetté ses moindres besoins avec un amour sans faille. Jamais il ne ferait rien qui puisse la blesser. Non, Aba ne pourrait jamais... Mais elle repensa aussi à son regard aveugle, aussi distant que celui d'un étranger, lorsqu'il l'avait avertie : « Tu devras le considérer comme ton futur époux. » Son estomac se contracta de peur. Et si elle ne l'aimait pas, ce futur époux ? Et pire encore, si elle l'aimait ? Elle n'avait aucune envie de quitter la maison. D'un autre côté, ce mariage signifiait voyager, vivre des aventures ! Et surtout il signifiait amour… » (p.74)

Le mariage a lieu à Jérusalem, où la riche héritière Batsheva va vivre avec son mari dans une superbe maison offerte par son père. Mais, dès le soir des noces, Batsheva voit que quelque chose ne va pas : Isaac ne semble pas pressé d’accomplir son devoir conjugal et, quand il la rejoint enfin au lit, l’étreinte lui laisse une très étrange impression :

 « Il éteignit la lumière et vint s'allonger près d'elle. Un inconnu. Malgré tout, c'était un homme. Dans son pyjama frais en coton, il fleurait le savon et le dentifrice. Une odeur mâle, une odeur de propreté, une odeur nouvelle pour elle, qui n'avait rien à voir avec du parfum en flacon, mais s'exhalait de la peau même. Une odeur musquée, très masculine. La présence d'Isaac tout près d'elle l'apaisait. Il se tourna vers elle dans le noir, releva à demi sa chemise de nuit et elle comprit qu'elle devait faire le reste. Honteuse mais exaltée, protégée par l'obscurité, elle se déshabilla complètement et jeta ses vêtements à terre. Elle l'entendit murmurer, une prière peut-être, et se démener pour se déshabiller à son tour. Elle eut ensuite la sensation étrange d'être recouverte de la tête aux pieds par quelque chose de doux et glacé. Isaac se plaça au-dessus d'elle, les mains de part et d'autre de ses minces épaules. Elle ne sentait pas la chaleur de sa peau, seulement une matière froide, du tissu peut-être, qui s'interposait entre leurs corps. Elle était déconcertée et apeurée. Et maintenant, qu'est-ce que je dois faire de mes bras, de mes jambes ? Elle eut l'impression qu'il la poussait du coude, qu'il cherchait à lui communiquer quelque chose, mais elle ne comprenait pas ce qu'il voulait. Une chose chaude et visqueuse se glissa entre ses jambes. Enfin, Isaac se détacha d'elle et se détourna sans un mot. Elle l'entendit se coucher dans l'autre lit.

 Elle s'était attendue à avoir mal. Elle s'était attendue à être transportée. Elle s'était attendue à l'humiliation, à la honte, au plaisir délirant. Mais cela, ce rien ? Ce tripotage humide dans le noir ? Cette froideur ? Elle s'interrogea jusqu'à ce que, Dieu merci, les lignes tortueuses de l'imagination nocturne se fondent dans l'étendue plane du sommeil. » (p.131)

Le lendemain, on apprend qu’Isaac a percé un trou dans un drap et s’est allongé contre Batsheva en espérant que leurs corps ne se touchent pas. Isaac n’est pas charnel. Il ne connaît rien aux femmes et s’ouvre au docteur (aussi rabbi) : il accuse Batsheva de ne pas être vierge (elle n’a pas saigné), sans comprendre que c’est lui-même qui n’a pas été capable d’accomplir l’acte sexuel. C’est le début du cauchemar pour la belle et jeune Batsheva, qui va subir la folie et la violence de cet ultra-orthodoxe : il l’humilie en toute occasion, brûle les livres qu’elle a fait venir des USA ; il la prive de son appareil photo, la bat, jusqu’au jour où naît le petit Akiva, héritier de cette lignée des Ha-Lévi. Qu’Isaac la maltraite, elle peut le supporter. Mais son fils chéri, elle ne tolérera pas qu’il puisse lui faire du mal. 

Les moments les plus intéressants des romans de Naomi Ragen sont ceux qui se passent au cœur de Méa Shéarim (quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem), criants de réalisme. Elle décrit avec beaucoup de savoir et de précision la vie quotidienne et réglée des Haredim. Elle ne fait aucune concession à ce milieu, montrant la malveillance et l’aigreur de bon nombre de ces hommes et de ces femmes qui vivent dans la frustration, mais elle ne met jamais cela sur le compte de Dieu ou de la religion. Pour Naomi Ragen, la foi et l’étude religieuse ne sont pas de mauvaises choses ; c’est l’usage qu’en font les hommes en les détournant à leur profit qui est pointé du doigt. 

Ses héroïnes lui ressemblent souvent. Par exemple, Batsheva aime l’étude, elle prend plaisir aux controverses, au débat. Un soir de Shabbat, elle intervient devant tout le monde alors que son époux a entamé ses explications talmudiques. Pour les personne présentes, c’est une « transgression intolérable » :

« En de telles circonstances la femme reste silencieuse, respectueuse et légèrement éblouie devant l’excellence du raisonnement de l’orateur, reconnaissante d’être autorisée à boire, sinon à comprendre, les paroles de la Tora transmises par ceux qui ne cessent d’étudier, à savoir les hommes. » (p.144)

En effet, une femme ne doit pas posséder la science, en aucun cas montrer son savoir et son intelligence. Dans le milieu haredi, l’épouse s’occupe de ses (nombreux) enfants, travaille pour rapporter l’argent à la maison et permettre à son mari d’étudier à la yeshiva. Elle est pudique, discrète, porte de longs vêtements et une perruque, se consacre à son foyer. Bien que très croyante et élevée dans la religion, Batsheva n’a pas ces codes-là. Le judaïsme est son identité, mais elle ne croit pas un seul instant qu’elle sera asservie par ce biais. 

DansFille de Jehpté, Naomi Ragen montre comment une jeune femme très belle et intelligente peut se sacrifier par amour pour son père. En proie à maintes souffrances conjugales dans une Jérusalem qu’elle aime par-dessus tout et qui lui fait ressentir la présence de Dieu, Batsheva ne peut se résoudre à quitter son mari odieux, car sur elle pèse le fardeau de la lignée à perpétuer :

 « Penses-y, Batsheva. Toute notre famille a été exterminée — grands-parents, oncles, tantes, cousins. Tous. Tu es la seule qui reste. Tu es la seule qui puisse perpétuer la chaîne vivante, transmettre les gènes qui ramèneraient les Ha-Lévi à la vie. Je sais combien tu es bonne. Tu ne m'as jamais donné que du nahess, du bonheur et de la fierté. Tu as lénifié les profondes blessures de mon cœur. Tu m'as rendu l'espoir, Batshevalé, l'espoir que notre famille survivrait, l'emporterait sur tous les assassins. » Il sortit un mouchoir et essuya la sueur de son front. Batsheva lui serra la main. Son cœur saignait d'amour et de compassion pour lui. « Tu vois, les autres filles peuvent n'écouter que leur cœur. Mais toi, tu es comme Sara ou Rivka — la matriarche d'une nouvelle lignée. » (p.110)

Et le lecteur assiste à sa déchéance, à sa lente résignation. Aucune circonstance atténuante n’est donnée à Isaac, parfaitement égoïste et intéressé (la famille de Batsheva est extrêmement riche et, dès la rencontre avec sa promise, on sent qu’il est attiré par cet argent plus que par elle) :

 « La demeure des Ha-Lévi lui avait ouvert les yeux sur ce qu'était le plaisir de s'asseoir dans des fauteuils moelleux, d'être servi par des domestiques prévenants et de savourer les aliments les plus fins. Ce n'était pas juste, pensa-t-il, de lui avoir révélé tout ce luxe pour l'en priver ensuite ! » (p.113)

Autour de Batsheva, il y a d’autres personnages féminins : sa mère, toujours silencieuse, humble et au service d’un époux qu’elle adore ; sa préceptrice et confidente, Elizabeth, qui aura un rôle important et contribuera à sa renaissance ; la mère d’Isaac, odieuse Gveret(madame) qui déteste sa bru ; Gilda, femme d’un rabbin, lui permettant de comprendre que les préceptes religieux d’Isaac sont faux et dus à une mauvaise interprétation visant à la soumettre… La première partie du roman se passe donc aux USA, puis à Jérusalem, et se termine par la disparition de Batsheva et de son fils. La seconde racontera le retour progressif à la vie…

Comment Batsheva pourra-t-elle échapper à son milieu, elle qui croit en Dieu et ne voudra jamais renier sa religion ? Comme dans Sotah, autre roman de Naomi, Ragen, on assiste, impuissant, à l’enfermement et aux déceptions des héroïnes qui rêvent d’amour et de liberté. Dina de Sotah, comme Batsheva, a cru qu’elle serait heureuse avec ce grand mari doux et maladroit, Judah :

« Elle examina ses yeux sombres, sensibles, bons, qu’une maladresse timide gardait baissés, ses mâchoires solides et bien rasées dont les muscles étaient tendus d’une émotion singulière, ses lèvres tendres — les lèvres d’un jeune garçon. » (p.146). 

Mais elle s’est trompée et, pleine de désir, elle se laisse peu à peu séduire par un voisin voluptueux. « Sotah », en hébreu, c’est la femme adultère, celle qui jette la honte sur la famille et entache pour toujours le passé. Issue elle-même d’une famille juive orthodoxe, Naomi Ragen sait brosser des portraits de femmes qui aspirent toujours à un idéal, qui rêvent de bonheur partagé et qui se retrouvent victimes de maris décevants. Auteur de huit romans qui ont eu beaucoup de succès, Naomi Ragen vit à Jérusalem où elle est journaliste et écrivaine à succès. Fille de Jephtéa été écrit sous l’effet d’une grosse colère : une de ses voisines s’était jetée du haut du Sheraton de Tel Aviv avec sa petite fille de trois ans. Tout le monde l’avait traitée de folle après sa mort et avait pris son mari en pitié, rejetant la faute sur la suicidée, alors qu’elle était prisonnière d’un mariage douloureux. Naomi Ragen a voulu raconter son histoire. Elle se bat pour le droit des femmes, particulièrement dans le milieu haredi. Née à New York, ayant étudié avec passion les textes sacrés, Naomi Ragen s’appuie sur son expérience et ses rencontres pour l’écriture de ses romans :

« L’une des personnes que j’ai rencontrée dans mon voisinage était une mère de six enfants, originaire de Brooklyn. Elle m’a lancé un appel au secours, m’a demandé de l’aide en m’expliquant qu’elle souhaitait récupérer son passeport, confisqué par son propre mari. Lequel la battait, elle et ses enfants, et l’empêchait de retourner auprès de sa famille, à New York. J’ai été stupéfaite et bouleversée que de tels faits puissent se produire dans une famille ultra-religieuse. Comment un homme qui prétendait respecter la Torah et la halacha pouvait-il battre sa femme et ses enfants? Un des grands chocs de ma vie. Pour autant, je n’ai pas blâmé la religion juive. Je me suis dit que cet homme ne pouvait être sincèrement religieux, et cela ne devait pas modifier mon propre rapport à la religion. » (Interview pour L’Arche Magazine, 2012)

Fille de Jephté fait partie de la « trilogie haredie », composée de Sotahet du Silence de Tamar (qui aborde la question du viol). Ses livres, traduits en français, sont parus aux éditions Yodéa.

Céline Maltère

Naomi Ragen, Fille de Jephté, Yodéa éditions, 2010, 22 euros.

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