Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

École des monstres ou les confessions d’une radine

La veuve Marthe Martin vit dans une maison qu’elle a héritée d’un oncle célibataire. Perchée sur la falaise calcaire, construite à flanc de roche, la bâtisse lui permet de vivre tranquillement, de savourer sa solitude et de satisfaire son obsession : l’argent. Marthe collectionne les billets de dix mille francs anciens, les compte et recompte, ne se déplace jamais sans les tenir serrés contre elle dans une poche, par sécurité. La vie est chère, tout est cher ! Elle économise sur le chauffage, la nourriture… Si elle achète un timbre, elle se privera de manger pour compenser la perte. L’avarice de Marthe est maladive. Elle ne dépense rien, elle amasse :

« Je n’ai ni chien ni chat : ça coûte trop cher à nourrir. Ni oiseau. Ni mari. Ce que ça mange, un mari ! » (p.16)

Mais voici que débarquent un jour des intruses : Berthe et Marcelle, ses sœurs cadettes (et jumelles) qu’elle n’a pas revues depuis plus de vingt ans ! Autrefois, Marthe avait reçu en héritage la maison de cet oncle, et la somme d’argent héritée par les jumelles ne leur avait pas suffi, ce qui avait entraîné la brouille. Elles reviennent… Leur apparence étonne Marthe :

« Elles sont revêtues toutes les deux d’un long manteau sans manches entrouvert sur leur long corps maigre ; et leurs jambes… mais oui, quelle horreur ! Elles portent des pantalons d’homme. Leur tête est enveloppée d’un foulard serré qui ne laisse pas voir leurs cheveux. Mes yeux remontent de leurs souliers plats à leur cou décharné et à leur tête d’oiseau, toute menue, percée d’yeux au regard scrutateur, fixes, presque féroces. Ceux de Berthe sont terrifiants : perçants, hallucinants. Il en gicle une lueur aiguë comme une lame d’acier. » (p.31)

La description continue encore un peu : « Quel âge ont-elles ? On leur donnerait cent ans. » À travers les premiers mots de Marthe sur ses sœurs, on devine leur méchanceté, leurs mauvaises intentions. Mais elle, elle se demande ce que ces femmes lui veulent et surtout, ce qu’elles vont lui coûter ! Alors, quand Berthe lui annonce qu’elle la paiera (assez cher !) chaque mois si elle les laisse occuper les grottes du sous-sol, Marthe accepte.

Dans cette étrange demeure se trouvent en effet plusieurs grottes, que l’oncle utilisait pour la culture de plantes rares :

« (C’était) une immense caverne divisée en une série de petites grottes symétriques qu’on croirait construites par la main de l’homme ou par celle des fées, et qui sont pourtant naturelles. Il y en a sept, bien alignées l’une à côté de l’autre. Mon oncle défunt fit aplanir à l’intérieur les aspérités des parois, et barra l’ouverture de chaque grotte par un mur façonné garni d’une porte-fenêtre vitrée. » (p.24). 

Marthe doit ne jamais se mêler des affaires de ses sœurs, en échange de l’argent qu’elle recevra. Elles lui font d’abord croire qu’elles sont recherchées par la police, puis lui diront que c’est faux quelques jours plus tard. À ces drôles de jumelles viennent se joindre Lucie, une femme de main (qui s’occupera sûrement des courses puisque les sœurs veulent rester terrées sans jamais sortir), et Suzanne, belle jeune fille, pupille de Berthe et de Marcelle.

Marthe espionne les agissements des deux seules femmes qui sortent de la maison : Lucie ne s’absente que de nuit, dans une grande voiture bleue luxueuse ; Suzanne part de jour et prend le train pour Paris. Impossible de savoir ce qu’elles trafiquent !

À cela viennent se greffer une histoire d’enlèvements d’enfants dans la région, des pleurs que Marthe croit entendre parfois, vite étouffés… Que se passe-t-il dans les souterrains ? En étant trop curieuse, Marthe risque de perdre la belle somme qu’elle reçoit tous les mois et ça, c’est hors de question ! L’argent avant tout, même ce soir-là où elle croise dans les escaliers Lucie, portant un étrange paquet à la main et cherchant à se rendre sur la terrasse (dont Marthe est privée d’accès). Une vision d’horreur s’offre à Marthe. En bousculant Lucie, le paquet lui échappe :

 « J’ai réussi à lui enlever le paquet à moitié. (…) Il en tombe quelque chose qui virevolte sur les marches et atterrit sur le palier, plus bas. (…) Je vois que c’est un bébé, ou plutôt un enfant en bas-âge. Il est tout nu. Ça a l’air d’un garçon. Il est à plat ventre sur le palier. Je remarque qu’il est privé de jambes : ses cuisses se terminent en moignons rougeâtres tout de suite après le bassin. Et… oui : il a de chaque côté, au bas du cou, des oreilles greffées qui ressemblent à des nageoires ! » (p.154)

La réaction de tout individu serait de prendre peur et de décider d’agir, en allant à la police, par exemple, et en faisant cesser les expériences et la fabrication des monstres (car c’est ce que lui avoue Lucie suite à cet épisode). Mais Marthe, au matin, trouve une belle enveloppe dans sa boîte aux lettres :

« Ce cadeau a un peu calmé mes scrupules de conscience. » (p.160)

Tout le récit nous livre les pensées de Marthe. Elle scrute le nombre de sucres qu’un invité met dans sa tasse ; elle calcule par avance ce que chaque acte peut lui coûter. Comble de l’ironie : à la page 191, elle s’exclame, après s’être permis un doigt de liqueur de prunes fabriquée par elle il y a dix ans :

« Comme je suis dépensière ! Dire qu’il y a des gens en proie à l’avarice ! Je n’ai jamais compris qu’on puisse être avare ! »

Par ce point de vue interne, on ne regarde, on n’entend, on ne sait rien d’autre que ce que perçoit la veuve radine. Il est même amusant, malgré l’ambiance bizarre, d’assister à sa folie pure. Et l’on s’interroge aussi, jusqu’à la fin, sur ce que trament les jumelles, que l’on imagine en espèces de Mengele au fond des caves verrouillées. Des morts sont enterrés sur la terrasse ; Suzanne, qui s’était mariée à l’insu des jumelles, est poignardée en plein cœur… jusqu’au dévoilement final, qui est retardé vraiment au maximum, puisqu’il faut attendre les toutes dernières lignes pour comprendre.

>> [À partir de là, il ne faut pas lire si on ne veut pas découvrir le mystère… Les jumelles ont un projet fou : établir une société de femmes, dans laquelle on interdira l’amour des hommes. Comme dans une ruche d’abeilles, il y aura la reine, pure, vierge, intouchable, ses ouvrières réparties en catégories :

 « Les femmes : pantalons longs, tunique courte, et tête rasée. Les maternelles : robe flottante et cheveux au vent. Hommes : salopette de travail. » (p.212).

Les maternelles… Des femmes vouées à la reproduction, comme… les servantes écarlates de Margaret Atwood, mais cette fois dans une société matriarcale ! Les jumelles ont imaginé des sortes de Lebensborn, car les femmes se feraient engrosser par des hommes qu’elles ne connaissent pas et les enfants appartiendraient à la communauté.

Pour mener à bien ce projet de ruche insensé, les maîtresses folles ont fait leurs expériences d’abord sur Suzanne (brimades dignes d’Orange mécanique, où elles ont torturé la jeune femme en lui projetant des photos de beaux garçons, afin de créer des réflexes répulsifs), puis sur les enfants que Lucie kidnappait : les filles, vouées à dominer les hommes qui ne seraient que leurs manœuvres, doivent apprendre à être fortes.]

On regrette de n’obtenir la révélation que dans les pages ultimes, au lieu d’assister vraiment à ce qui se tisse au court du récit. La folie, dans École des monstres, est tout autant chez Marthe, la radine pathologique, que chez ses sœurs dont on ne découvre qu’à la toute fin le projet. Marc Agapit a pris le parti de ne dévoiler au lecteur ce qui se passe dans les sous-sols qu’au dernier moment : est-ce pour se préserver des horreurs qu’il aurait eu à décrire au quotidien s’il avait choisi d’alterner les points de vue, horreurs que n’auraient peut-être pas tolérées la collection Angoisse? On aurait aimé, avec une telle idée, que l’auteur aille plus loin et nous raconte vraiment cette utopie féministe dans un roman (qu’il aurait appelé, pourquoi pas, « La Ruche » … ?)

École des monstresest paru en 1963 chez Fleuve noir, puis a été réédité en 2007 chez Baleine. La couverture originale montre un homme debout, pointé d’un doigt accusateur par une immense main. Celle de la collection « Baleine noire » est intrigante : on y voit des visages de mannequins, comme sortis du Musée Dupuytren, qui se ressemblent beaucoup et dont l’un est parsemé de taches douteuses. 

Marc Agapit est l’un des pseudonymes d’Adrien Sobra (1897-1985), auteur de romans fantastiques et policiers dont beaucoup sont parus dans la collection Angoisse. On pourra d’ailleurs bientôt redécouvrir cette collection à succès (où près de 300 romans ont été publiés entre 1954 et 1974) grâce à un ouvrage exhaustif, réalisé sous la direction de Philippe Gontier, à paraître très prochainement chez Artus films.

Céline Maltère

École des monstres, Marc Agapit, « Angoisse », Fleuve Noir, 1936 – « Baleine noire », Baleine, 2007.

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