Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Le Bal des folles, Victoria Mas : nulle femme n’est libre

À la Salpêtrière, les séances du Docteur Charcot sont devenues des spectacles. Depuis qu’il a rendu célèbre (malgré elle) Augustine, d’autres aliénées éprouvent la pensée consolatrice qu’elles atteindront peut-être un jour la renommée de la jeune « hystérique » en se laissant hypnotiser devant une assemblée masculine. De toute manière, elles n’ont pas le choix : elles sont observées, analysées, se déshabillent sous le regard moqueur des internes et ne sont que de la chair pour ce célèbre neurologue qui doit sa réputation à ces folles.

Parmi les pensionnaires de l’asile, on trouve Louise, jeune fille abusée par son oncle et qui rêve du mariage promis par Jules, médecin de l’hôpital, ou encore Thérèse, la doyenne, qui tricote pour les autres et à qui l’idée de sortir de là après tant d’années est impensable. Geneviève, l’infirmière en chef, veille sur toutes ces femmes. Tout en essayant de ne pas tomber dans le piège des sentiments et de l’attachement, elle prend soin d’elles. Une fois dans l’année, les folles palpitent à l’approche du bal de la mi-Carême, où elles pourront se déguiser, se vêtir à leur guise, danser en présence des convives venus du dehors. 

Un jour, Eugénie Cléry, dix-neuf ans, est conduite par son père et son frère à la Salpêtrière. Elle a eu le malheur d’avouer à sa grand-mère chérie qu’elle a le don de voir les morts, et la solidarité féminine a poussé la vieille femme à la dénoncer à son père, un homme autoritaire, très sévère avec sa fille. Celle-ci est trop rebelle, et il veut qu’elle se plie à son rôle de femme. Son avenir n’est pas dans les livres ni dans les salons littéraires, mais dans le mariage qu’on lui imposera. La confiance trahie, Eugénie se retrouve enfermée parmi les folles. Dès son arrivée, elle remarque, près de Geneviève, une petite fille rousse qui n’est autre que la sœur défunte de l’infirmière. Lui dire ce qui se manifeste, montrer ainsi qu’elle n’est pas folle et qu’elle voit vraiment les morts, ce sera sa porte de sortie, ou sa condamnation définitive. Car Geneviève croira-t-elle l’invraisemblable ? 

Victoria Mas sait créer une histoire et des personnages de « roman », quand le sens de ce mot se perd souvent dans une littérature contemporaine trop axée sur le moi et victime d’un manque de transposition ou d’imagination. Ce n’est pas le cas duBal des follesqui dénonce la condition des femmes, le pouvoir des hommes en cette fin XIXe : il suffit de ne pas rentrer dans le rang, d’avoir un comportement qui dévie légèrement de la norme pour être internée et catégorisée comme folle. Dès qu’une femme a une crise d’épilepsie, par exemple, les infirmiers lui compressent les ovaires : le mal est dans le corps féminin. Le terme d’« hystérie », utilisé déjà par Hippocrate au Ve siècle av. J-C  pour parler des maladies des femmes, et employé par Charcot, les a réduites à leur utérus. « Nous sommes tous hystériques », disait Maupassant. Tous ? Une femme qui pique une colère, qui s’évanouit, qui présente des symptômes aussi différents les uns que les autres est hystérique — mais Charcot n’a pas vu en l’homme qui s’énerve ou gesticule un prostatique ou un testiculaire… Ce roman fait entendre l’injustice que subissent (présent de vérité générale) les femmes : Charcot n’y est pas présenté comme le grand ponte qu’on a envie d’admirer. C’est un homme qui a bâti sa réputation sur la faiblesse des femmes et qui ne les estime pas pour autant. Que l’une d’elles, comme Louise, finisse une séance publique à moitié paralysée sous l’effet de l’hypnose, ce n’est qu’un dégât collatéral ; qu’une infirmière, telle que Geneviève, vienne lui donner son avis sur une malade, et on la sommera de s’occuper de ses affaires et de retourner à son rang de femme :

« Cigare en main, Charcot revient s’asseoir : il retire la plume de son encrier et poursuit ses observations.

— À l’avenir je vous prierai, Geneviève, de ne plus me déranger pour des cas particuliers. Votre place ici se limite à la prise en charge des aliénées, non à leur diagnostic. Ne sortez pas de votre rôle, s’il vous plaît.           

La remarque résonne dans la pièce telle une détonation. L’homme a repris ses notes et ignore celle qu’il vient d’admonester. Une humiliation à huis clos. Reléguée au rang de simple infirmière-soignante par celui qui est arrivé à la Salpêtrière après elle. Aux yeux de l’homme qu’elle place au-dessus des autres, des années de travail, de loyauté, n’ont pas suffi à donner une légitimité à ses propos. »

« Cigare en main », le médecin la sermonne : « Ne sortez pas de votre rôle ». Et, justement, aucune femme, dans ce roman, ne peut choisir sa place. On la lui assigne, elle ne doit pas déroger aux règles de sa condition. La figure paternaliste de Charcot rappelle ces portraits de pères qui ont su eux aussi, dans le roman, remettre à leur place leur progéniture dévoyée : celui de Geneviève l’a priée de quitter la maison quand elle a osé lui parler de la réapparition de sa sœur défunte ; celui d’Eugénie l’a reniée en l’internant. Mais la méchanceté des femmes n’est pas en reste. Après avoir été violée par son oncle, Louise a subi une humiliation supplémentaire :

« — Non ! Mon oncle, non !

Elle se releva, il la gifla, elle retomba sur le lit. Il s’allongea sur elle pour l’empêcher de bouger, arracha le tissu de sa robe, écarta ses cuisses nues et déboutonna son pantalon.         

Il se forçait encore en elle, et Louise hurlait encore, quand la tante rentra et découvrit la scène. Louise tendit la main vers elle.                

— Ma tante ! À l’aide, ma tante !                  

L’oncle se retira aussitôt, alors que sa femme se précipitait sur lui :

— Ordure ! Monstre ! Va-t’en, je veux pas de toi ce soir !

L’homme remonta à la hâte son pantalon, enfila une chemise et prit la porte. Soulagée par cette délivrance, Louise ne remarqua pas les draps et sa vulve tachés d’un sang rouge vif. Sa tante se jeta sur elle à son tour et lui administra une gifle.  

— Et toi, petite traînée ! À force de l’aguicher, voilà ce qu’il arrive ! Regarde ça, tu as sali mes draps en plus. Rhabille-toi et va me les laver sur-le-champ !

Louise l’avait regardée sans comprendre ; il lui avait fallu une deuxième gifle pour qu’elle se rhabille et s’exécute. »

La violée est une aguicheuse. Son sang a sali les draps…

En plus de parler de la condition féminine, Le Bal des follesaborde le sujet du spiritisme, très en vogue à la fin du XIXe siècle. Eugénie a le don de voir les morts. Elle s’est procuré, à la librairie Leymarie très proche des spirites, Le Livre des esprits d’Allan Kardec. Cet homme fait beaucoup parler de lui à cette époque, et pas toujours en bien, loin de là. Fondateur du spiritisme, il dit ce que la jeune fille pense depuis longtemps, que « l’âme survit après la mort du corps ; ni le paradis ni le néant n’existent ; les désincarnés guident et veillent sur les hommes, comme son grand-père veille sur elle ; et certaines personnes ont la faculté de voir et d’entendre les Esprits – comme elle. Alors certes, aucun livre, aucune doctrine ne peut prétendre détenir la vérité absolue. Il n’y a que des tentatives d’explications, et des choix faits pour accepter ou non ces explications, car l’homme a naturellement besoin de faits concrets. »

Ironie du sort : Charcot, scientifique qui pratique l’hypnose, dissociation du corps et de l’esprit (et sœur en quelque sorte du spiritisme), cautionne l’internement de femmes telles qu’Eugénie, accusée de folie parce qu’elle voit des fantômes. Le surnaturel sert les uns, il condamne les autres…

L’ambiance n’est pas sans rappeler celle du roman très féminin de Sarah Waters, Affinités, où il est question de spiritisme et du lien ambigu qui se tisse entre deux jeunes femmes dans un univers carcéral. 

On pourrait juste regretter, malgré toutes les qualités du Bal des folles, le manque d’un petit grain de folie, l’absence d’un léger quelque chose qui déraperait davantage, une ambiguïté... On voudrait parfois un lien plus fort, plus intime entre les pensionnaires de cet asile, ce petit souffle en plus… Le Bal des folles n’en est pas moins une réussite. Il nous brosse des portraits de femmes attachantes, contraintes à l’enfermement pour le reste de leurs jours. Le constat est triste, mais il sonne juste :

« Je ne sais si je vais sortir bientôt, ni même un jour. Je doute que la liberté soit en dehors de ces murs. J’ai été à l’extérieur la majeure partie de ma vie, je ne me suis pas sentie libre. L’aspiration doit se faire ailleurs. Attendre d’être libérée est un sentiment vain et insupportable. »

Folle ou pas, nulle femme n’est libre.

Céline Maltère

Victoria Mas, Le Bal des folles, Albin Michel, août 2019, 18,90 €

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