Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Cadavre exquis, Augustina Bazterrica : L’animal que je suis ?

Une femme rousse fixe, hagarde, le lecteur. Sa joue droite se confond avec le profil d’un écureuil, et c’est une figure hybride, mi-humaine, mi-animale, qui nous regarde froidement. Cadavre exquis… au sens propre. Et si on jouait ? Je t’observe et je me demande quel goût tu aurais dans mon assiette. C’est le nouveau jeu à la mode, même s’il est interdit de manger des gens avec un nom, de manger… des personnes.

Depuis qu’un virus a décimé les animaux de la planète, le peu qui reste n’est plus consommable. Le gouvernement est parvenu à monter les hommes contre l’espèce animale : le danger vient d’elle, il faut l’éradiquer ou, tout du moins, s’en éloigner. La surpopulation et la misère humaine ont rendu la planète invivable. Comment nourrir autant d’individus ? Pas question de se priver de viande ! On invente de nouveaux abattoirs, un nouveau commerce mondial : celui de la « viande spéciale », de la viande humaine qu’on n’appellera pas par son nom, car la « tête » de bétail ne doit pas rappeler qu’elle est votre semblable.

Marcos Tejo travaille aux Abattoirs Municipaux. À travers les yeux de ce personnage, que l’auteur argentine ne fera pas parler à la première personne, on découvre ce monde où a eu lieu la Transition. Le cannibalisme d’état a été instauré. Pourtant, toutes les précautions sont prises pour qu’il ne soit pas nommé ainsi (« cannibalisme, encore un mot qui pourrait lui attirer de sérieux problèmes » p.17), pour que les choses demeurent éthiques. L’autre qu’on mange n’est pas soi, il n’est pas le même : on l’appelle autrement (ou plutôt on ne l’appelle pas, il est une « tête », n’a pas d’identité, juste un numéro, des tatouages). On l’exclut de l’humanité. Lui supprimer la parole est la base de l’élevage. Il ne faudrait pas que, sur la chaîne d’abattage, il puisse crier. Il ne vit pas, il attend son heure, entre insémination et gavage, selon à quoi on le destine. 

Il y a « la tête », et il y a les autres, ceux qui achèteront sa chair chez la bouchère, l’horrible Spanel « insensible au monde » qui découpe la viande « avec une froideur de chirurgienne » (p.58). Dans les boucheries, on n’appelle pas les choses par leur nom pour ne pas effrayer les consommateurs fragiles. On ne vend pas, sous barquettes, des mains, mais des « extrémités supérieures » ; les « Délices Spanel », mélange de langues, de pénis, de nez, de testicules, sont servies sur un plateau. La viande, on peut aussi l’acheter au noir ou en faire un élevage privé. La sœur de Marcos, très en phase avec le système, a chez elle une réserve où elle élève une tête sur laquelle elle prélève à long terme, selon la méthode du supplice chinois, les morceaux dont elle a besoin : aujourd’hui, elle a envie de servir à sa réception un bras en tranches. Le châtelain Urlet organise quant à lui des chasses à l’homme dans son domaine, et l’on déguste ensuite les victimes à sa table mondaine. Les personnages du roman se plaisent parfaitement dans ce monde. 

Mais Marcos est mal dans sa vie. Depuis la mort de leur bébé, sa femme est repartie vivre chez sa mère. Travailler à l’abattoir lui est de plus en plus difficile. Il ne consomme plus de viande, prend ses distances avec ce qui l’entoure. Nostalgique de l’ancien monde, il va souvent se promener dans un zoo désaffecté où l’emmenait son père quand il était enfant. Désormais, les bêtes ont disparu. Peut-être que quelques-unes survivent, mais les hommes en ont peur, si peur que plus personne ne se déplace sans son parapluie. Le péril vient du ciel : il faut se protéger des oiseaux… Le nouveau monde est aseptisé et l’atmosphère glaciale. Le summum de la froideur est atteint au chapitre 11, lors de la visite de l’abattoir : pour recruter du personnel, Marcos doit montrer les lieux aux postulants afin de voir leurs réactions. Il n’est pas question d’embaucher des faibles ou des sadiques :

« Sergio [l’étourdisseur] entre dans la salle des box(es) et monte sur la plateforme. Il attrape la massue et crie : « Allez, envoie ! » Une porte à guillotine s’ouvre et entre une femelle nue qui ne doit pas avoir plus de vingt ans. Elle est mouillée, les mains jointes dans le dos avec une attache en plastique. Elle est rasée. Le box est étroit. Elle peut à peine bouger. Sergio place les fers en acier inoxydable, soudés à des rails verticaux, autour du cou de la femelle, puis les ferme. La femelle tremble, s’agite un peu, essaie de se dégager. Elle ouvre la bouche.

Sergio la regarde dans les yeux et lui donne de petites tapes sur la tête qui ressemblent presque à des caresses. Il lui dit quelque chose que les autres n’entendent pas, peut-être qu’il chante. La femelle cesse de remuer, un peu calmée. Alors Sergio lève sa massue et la frappe sur le front. Le coup est sec. Aussi rapide et silencieux qu’il est brutal. La femelle s’est évanouie. Son corps s’affaisse, et lorsque Sergio rouvre les fers, elle tombe par terre. La porte à bascule s’ouvre et le sol s’incline pour faire glisser le corps à l’extérieur du box.

Un employé entre et lui attache les pieds à des courroies accrochées à des chaînes. Il coupe le bout de plastique qui retenait ses mains et appuie sur un bouton. Le corps monte et, par un système de rails, il est transporté, la tête en bas, dans une autre pièce. L’employé se tourne vers la vitre de la salle de repos et lui fait bonjour de la main. Lui, il ne se rappelle pas son nom, bien qu’il sache qu’il l’a embauché deux mois plus tôt.

L’employé ramasse un tuyau d’arrosage et nettoie le sol du box souillé d’excréments. »

Le corps poursuit son parcours. Tout est pensé, chronométré, mais un simple retard, une inattention peuvent conduire à l’incident :

« L’ouvrier est distrait un instant par un collègue qui lui parle.

Lui [Marcos], il s’aperçoit qu’il perd du temps. La femelle étourdie par Sergio se met à bouger. L’ouvrier ne l’a pas remarquée. La femelle remue, doucement d’abord, puis avec plus de force. Le mouvement est si violent que ses pieds glissent des courroies pas assez bien serrées. Elle tombe brutalement par terre. Elle tremble, sa peau blanche est maculée du sang de ceux qui furent égorgés avant elle. La femelle lève un bras. Elle essaie de se relever. L’ouvrier se retourne et la regarde avec indifférence. Il attrape un pistolet à cheville percutante et lui tire dans le front. Il la suspend de nouveau au treuil. »

Que la « tête » souffre n’est pas le problème. Ce qui est inquiétant, c’est que cette souffrance causera une mauvaise viande, et une mauvaise viande se vend moins cher :

« Cette viande est morte en ayant peur et elle va avoir mauvais goût. Tu as salopé le travail de Sergio en perdant du temps. » L’ouvrier regarde par terre et lui dit qu’il ne l’a pas fait exprès, il lui demande pardon, répète que cela ne se reproduira plus. »

À l’extérieur, les miséreux, appelés Charognards, guettent les rebuts. Le monde s’est accommodé à cette nouvelle manière de penser et de se distancier de ce qu’il consomme. C’est un spectacle auquel on s’habitue. Les acteurs de l’abattoir s’y font, après tout, comme les SS se faisaient à ne plus voir les Juifs comme des hommes. Jamais Augustina Bazterrica ne fait de parallèles directs avec cette partie de l’histoire (il est bien question, à un moment donné, des cheveux et des peaux qu’on utilise), pas plus qu’elle ne dénonce clairement la condition animale dans notre monde actuel. Elle décrit, elle énonce, elle raconte une histoire dans un style si « clinique » qu’on se demande même parfois s’il ne relève pas de la maladresse d’écriture (répétitions, phrases courtes et juxtaposées…) On n’est pas dans la belle langue, mais qui voudrait faire de la poésie avec un tel sujet ? Privant son récit d’émotions, de lyrisme (tout est froid, tout est gris ou d’un blanc de laboratoire), elle ne permet pas une trop grande identification entre le lecteur et les personnages. De plus, Marcos n’est pas très attachant, et on a du mal à compatir devant sa détresse de père en deuil, lui qui voit tous les jours des femmes gestantes dans les boxes, des hommes, femmes et enfants se faire découper et mettre sous vide… L’auteur préfère nous livrer ce monde inventé tel qu’il est.

Inventé ? Vraiment ?... Pourquoi s’horrifierait-on à la lecture de ces atrocités qui existent déjà et ont lieu chaque jour, sans relâche ? Parce qu’il est question de soi, de son semblable, de son « espèce » ? Laisser agoniser une vache, l’égorger et la rater, faire de la vivisection sur des singes, laisser pleurer des veaux dont on a assommé la mère serait donc plus acceptable que ce qu’on lit dans ce récit, au nom du caractère supérieur, voire sacré, de la vie humaine ? Dans Cadavre exquis, les « têtes » n’ont plus de cordes vocales. Elles sont privées du langage pour être dépouillées de leur humanité. Au moment de crier, ce dont elles sont incapables, elles font penser à ces poissons qui restent bouche bée dans la souffrance. Ce silence, cette face figée sur la douleur, suffit à faire frémir. 

En lisant le livre, j’imaginais le lecteur offusqué qu’on puisse écrire de telles horreurs, lecteur peut-être en train de digérer un bon repas carné, d’ôter les restes de viande entre ses dents, aussi inconscient que les habitants de ce monde inventé par Augustina Bazterrica, lecteur installé dans des préjugés confortables, face au miroir qu’on lui tend et où il ne se voit pas, s’interdisant toute réflexion qui ébranlerait son régime alimentaire et ses habitudes, ce lecteur qui répondrait aussitôt à ce qu’il prendrait pour une attaque : « Mais un homme et un animal, ce n’est pas la même chose, quand même ! Les bêtes, c’est fait pour être mangé. Tu ne m’enlèveras pas de l’idée que l’homme est supérieur : il a créé son monde, il possède le langage, il domine. Je supprime la viande, je mange quoi ? Si tu détruis la frontière entre l’homme et l’animal, tu es amoral et toutes les dérives seront permises. » Certes, le Nazi n’est pas allé jusqu’à ingurgiter la viande juive, mais il en a fait des savons. La mécanique philosophique est la même quand on parvient à se croire au-dessus pour laisser sa conscience indemne. Les ruses de l’esprit défendent l’égoïste plaisir, et l’extase culinaire passe avant la morale. 

Dans Cadavre exquis, la frontière entre l’homme et la « tête » tend à s’abolir quand Marcos reçoit en cadeau d’un fournisseur une femelle PGP (viande supérieure) qu’il entrepose d’abord dans son garage sans d’abord savoir qu’en faire :

« Il y a une certaine pureté dans cet être privé du don de la parole, pense-t-il en suivant du doigt le contour de l’épaule, du bras, de la hanche, des jambes jusqu’aux pieds. Il ne la touche pas. Son doigt reste à un centimètre de sa peau, à un centimètre des sigles PGP qu’elle a partout sur le corps. Elle est belle, pense-t-il, mais sa beauté est inutile. Ce n’est pas parce qu’elle est belle qu’elle en sera plus savoureuse. Cette pensée ne le surprend pas ; il ne s’arrête même pas dessus. C’est toujours ce qu’il se dit quand, à l’abattoir, une tête attire particulièrement son attention. Une femelle qui se distingue parmi toutes celles qui défilent chaque jour. »

La voir comme une femme, voir sa beauté, lui reconnaitre une existence, voilà le danger. À partir du moment où il la fait entrer chez lui, qu’il l’apprivoise, il se fait prisonnier d’une situation irréversible : s’il est pris en flagrant délit, il sera conduit lui-même à l’abattoir. On ne fricote pas avec la viande que l’on mange car le risque, en définitive, n’est-il pas d’apercevoir un jour « le regard humain dans l’animal domestiqué ? » Alors, ne confondons pas les règnes : on risquerait une légère indigestion.  

Céline Maltère

Augustina Bazterrica, Cadavre exquis, Flammarion, août 2019, 19 €

(Le titre de cette critique fait référence à un essai de Jacques Derrida : L’animal que donc je suis (2006).

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