Chronique de Stéphane et Céline Maltère, écrivains et frère et soeur.

Richard Millet, Le Sommeil des objets : Finitudes

Je tiens la prose de Richard Millet pour la plus belle de notre époque. Son écriture est ressassement ; par je ne sais quelle prouesse, son style change en merveilles la laideur et la puanteur. À chaque lecture, je retrouve cette sensation qu’on n’éprouve avec personne d’autre. Le désir et la mort se confondent, le passé avale le présent, qui fossoie inlassablement et joue de sa lancinance.

Par le fragment, Richard Millet compose une esthétique du rebut dans Le Sommeil des objets. Les textes se succèdent pour dire ce qu’on « réprouve » et ce qu’on « cache » ; ils se répondent et s’accumulent, racontent par bribes le quotidien, les souvenirs d’enfance ou d’amour. Certains forment un refrain ou un thème musical, tels les « Immondices » qui montrent ce qu’il y a de « plus rebutant » par l’exemple de ce rom, exclu de la société, qui se soulage dans une station du RER, s’essuie avec ses doigts contre le mur où il dépose un « infect hiéroglyphe, (…) ce signe de la misère de l’homme ». Son étron trônera des semaines sans que personne ne le fasse disparaître, jusqu’au retour des beaux jours, où le nettoyage à grande eau éclipse enfin la déjection humaine. 

Richard Millet fait l’inventaire de sa corbeille de bureau, sous la forme de natures mortes qu’il nomme « Compositions ». Et la liste n’est pas fastidieuse, elle prend même des allures poétiques et étranges, car il a le don d’insuffler à la moindre chose le poids de la nostalgie. 

Les rebuts ne sont pas seulement ce qu’on remise à la cave ou au grenier — l’auteur a d’ailleurs à ce propos une explication quasi métaphysique : ce qu’on monte au grenier est rarement fait pour redescendre et semble au rebut pour toujours, alors que la cave s’offre au consommable, laissant l’espoir de retrouvailles pratiques avec ses objets : « Le grenier, lui, suppose une montée qui est en vérité une chute. Il suggère la ‘mise au rebut’ définitive » (« De la cave au grenier », p.27) —, ils sont aussi ces stupéfiantes momies des catacombes de Palerme, qui se tiennent encore debout, le sourire aux lèvres ou les rubans dans la chevelure éteinte ; ils sont ces morts que les Malgaches déterrent tous les sept ans, pour les faire danser sur leurs tombes, ou la décharge libanaise de Saïda qui peu à peu s’effondre sur la mer et contribue au développement du continent de plastique, auquel est consacré aussi un texte (« Le septième continent », p.144).

Les amantes vivent dans le souvenir érotique d’un mouchoir jeté à la corbeille. Il y a cette culotte retrouvée dans un sac dont l’auteur veut se débarrasser, et l’hommage solitaire rendu à la femme qui la portait et dont il ne se souvient plus, ou encore  la conversation avec Camille, propre au style de l’auteur qui éprouve du dégoût face à la bassesse des corps. « Pourquoi n’aimes-tu pas l’ail ? » lui dit-elle. Et il ne lui révèle pas les images anti-érotiques que cette question suscite, ni cette pensée de la potentielle maîtresse en train de « délivrer ses entrailles ». Dans Lauve le Pur, le narrateur a pu quitter une femme pour une odeur. La pudeur de voiler les relents corporels est aussi un rempart contre la grossièreté. 

Un de plus beaux passages sur le rebut, en lien avec l’amour, se trouve dans « Le rebuté » (p.99) :

« Rebuté par une femme, donc rebutant : me voilà dans l’absolu de la solitude, la déréliction. Être abandonné d’une femme, ou de Dieu, c’est pour ainsi dire la même chose ; c’est le défaut d’amour, une condamnation à la condition de mort-vivant : je suis le rebuté, le ténébreux, le prince déchu du vrai royaume ici-bas qu’est l’amour partagé. »

Dans Le Sommeil des objets, les rognures d’ongles font pousser les arbres, les listes de courses deviennent une litanie qui peut se muer en œuvre d’art. Le passé, « grande décharge du temps », revit dans l’écriture de certains souvenirs fugaces, comme la jambe de plâtre de l’aïeul, jambe qu’on ne voulait pas enterrer de peur d’ensevelir vivante une part de soi, le lit où le père est mort, qu’on a démonté, remisé, que nul ne veut plus occuper, la brosse de fer avec laquelle on décrottait les vaches. C’est un temps révolu, qui ne reviendra jamais et dont on sent la pudique déploration. 

Par des résurgences littéraires, Richard Millet nous donne envie de lire Yoko Ogawa, son Musée du silenceoù s’entassent les objets dérobés à des morts. On croise l’avare des Âmes mortes, la Catherine Crachat de Pierre-Jean Jouve, héroïne capable de porter un nom qui recouvre tant de répugnance. En feuilletant un livre, le lecteur tombe sur un ticket de métro ou la photographie d’un mort. L’œuvre de Millet est ainsi : elle nous ramène à notre finitude, car tout finit toujours dans la grande Poubelle de l’existence, parmi les « débris d’os (et) les restes de couronnes mortuaires » (« La benne des morts », p.60.). Le cerveau de Talleyrand, « cette cervelle qui avait pensé tant de choses (et) inspiré tant d’hommes », n’a-t-il pas fini à l’égout… ?

Arrière-petite fille de Déchet, j’aurais voulu que le livre fût interminable.

Céline Maltère

Richard Millet, Le Sommeil des objets, Notes sur le rebut, éditions Pierre-Guillaume de Roux, février 2016, 192 p.-, 18 €

1 commentaire

Je partage votre avis sur la prose de Richard Millet mais une impression persistante me gêne dans ses écrits consacrés à notre époque nihiliste : une aigreur récurrente qui nuit (un peu) à son style rare.