Philipp Kerr, « c’est curieux ces types de Cambridge, cela doit avoir un rapport avec le mauvais temps de cette partie d’Angleterre »

 

Description de l’éditeur :

Au milieu des années 1950, Bernie Gunther est l’estimé concierge du Grand-Hôtel de Saint-Jean–Cap-Ferrat, sous une identité d’emprunt qui le met à l’abri des représailles et des poursuites (il figure sur les listes de criminels nazis recherchés). Mais son ancienne activité de détective et son pays lui manquent. Pour tromper son ennui, il joue au bridge avec un couple d’Anglais et le directeur italien du casino de Nice. Introduit à la Villa Mauresque où réside Somerset Maugham, l’auteur le plus célèbre de son temps, il trouve enfin l’occasion d’éprouver quelques frissons : Maugham, victime d’un maître chanteur qui détient des photos compromettantes où il figure en compagnie d’Anthony Blunt et de Guy Burgess, deux des traîtres de la bande de Cambridge, a besoin d’un coup de main.... Très vite, la situation se corse, car Gunther est dangereusement rattrapé par son passé. Le roman offre un éblouissant portrait romanesque de l’écrivain, ancien espion de la Couronne, tout en entraînant le lecteur dans une machination palpitante.

 

Philipp Kerr est grand, porte beau, classique à l’anglaise, un rien de ce look d’écrivain ou de journaliste britannique qui serait la couverture romanesque d’un agent du MI6 au Caire dans les années soixante. Pour le rencontrer, rien de plus simple. Vous le croisez dans un salon du livre, vous empruntez le badge d’un exposant oublié sur une table, et vous vous présentez à l’écrivain comme son agent en droits russes, bulgares, et pourquoi pas burgondes — burgundian ? –.

Philipp Kerr reste sur la retenue de son éducation, mais garde le sourire. Il est bavard quand vous lui dites que vous écrivez aussi, et en plus sur le Berlin de novembre 1989. Alors, si vous avez de la chance, il vous donne la clé qui vous manquait, avec ce regard en coin de l’homme qui sait.

« N’oubliez pas les odeurs, celles qui vous assaillaient quand vous passiez les check point»

Cette révélation fut pour moi une novella, publiée dans la revue Alibis n° 33, puis, cette année son expression obèse, Nous étions une frontière, encore autour de ce Mur. Toujours ces odeurs de l’Est que seul le buvard qu’est l’écrivain Philipp Kerr avait noté dans un coin de son cerveau.

« C’étaient les odeurs passagères du poste barrière, métalliques et grasses, laissées par les grilles autant que la graisse de nettoyage des kalachnikovs, remplacées si vite par celles, plus fortes, du chauffage au charbon. Vous étiez surpris, asphyxiés. Venaient ensuite les détergents javellisés. Ils vous piquaient les yeux avec ce léger brouillard de fioul de l’essence pas assez brûlée par les moteurs des Trabans. »

Après ce cadeau, n’oubliez pas de remettre à sa place le badge en repartant, sans oublier de remercier son propriétaire surpris. Enfin, laissez un indice dans votre roman quand vous offrirez un prénom à un personnage qui vous tient à cœur et qui définitivement s’appellera Gunther. 

Kerr est pour le roman historique de la Seconde Guerre mondiale ce qu’est Le Carré pour l’espionnage de la Guerre froide, un écrivain brillant. Percy Kemp nous expliquait le paradoxe de ces auteurs spécialisés lors de son entretien pour le Salon Littéraire : John le Carré, qui écrit des romans où il est surtout question d’espions, n’en demeure pas moins l’un des plus grands écrivains britanniques contemporains. Tous genres confondus.

Il faut mettre Kerr dans la même catégorie, en regrettant pour ma part que Le Carré n’ait pas usé plus de son George Smiley, comme la Trilogie berlinoise lança celle de Bernhard Gunther.

La série écrite autour de ce héros commença en 1989 par la publication de L’été de cristal, traduit en français en 1993. Je vous invite à aller piocher les informations complémentaires de bibliographie dans l’encyclopédie de Norbert Spehner, le Détectionnaire (présenté là), sans oublier de passer saluer la page 147 de ma part.

« Bernie » est un flic avalé par l’Histoire, celle de la montée du nazisme, de la Deuxième Guerre mondiale et du juste après-guerre puisque Le piège de l’exil que nous allons découvre aujourd’hui se situe au milieu et à la fin des années cinquante, en France et en Allemagne. L’Europe est en paix, mais l’Angleterre engluée dans sa décolonisation et l’affaire de Suez.

Dans ce décor admirablement montré en touches légères du professeur d’histoire accompli qu’est l’auteur, on retrouve son personnage fétiche concierge dans le sud de la France, toujours enquêteur, cette fois dans une aventure qui parle à l’auteur de romans d’espionnage que je suis : l’écrivain le plus réputé de son temps Somerset Maughan est compromis avec la célèbre cellule des cinq de Cambridge, Philby, Burgess, McLean, Blunt et Cairncross.

L’écriture de Kerr a changé entre la Trilogie et le Piège de l’exil. Quelques remarques trouvées ici et là expliquent que cette évolution tient au vieillissement du personnage fétiche de l’auteur, ou à l’épuisement d’une série qui court depuis cinquante ans.

Je ne suis pas d’accord, je dois l’avouer, parce que ce dernier opus a levé en moi un questionnement sur les rumeurs de l’amitié qui lie Le Carré avec Kerr.

Dans ce temps de renouveau du roman d’espionnage, tout est présent pour imaginer les soirées de discussion entre les deux hommes. La description de la société chère à l’ancien espion devenu l’écrivain le plus brillant de sa génération, la manipulation des hommes à travers les périodes - cette continuation du montage, malgré la fin du nazisme et plus tard la fin de l’Union soviétique - la finesse du déplacement de lieu et de période entre le Bernie du début et le Bernhard sous pseudo des bords de la Méditerranée. Tout cela s’accompagne d’un changement de l’écriture, cette langueur psychologique qui fait adorer ou détester les écrivains de l’espionnage, nous faire sortir de l’immédiateté de l’action pour montrer ce facteur humain qui change l’Histoire. Dans le style aussi, l’abandon des descriptions longues laisse la place à la réflexion et aux dialogues.

John Le Carré aurait pu écrire ce roman, mais il aurait attaqué le récit par la dénonciation du passé des espions de la RDA, armés contre l’occident depuis qu’ils portaient l’uniforme nazi. Percy Kemp aurait lui aussi été passionné par l’idée, mais l’aurait propulsé dans une ère plus contemporaine, avec le même humour désabusé du héros, qui découvre l’incongruité de vouloir se suicider après avoir survécu aux Goulags.

J’aurais travaillé, quant à moi, sur Maughan, ce vieil espion qui ne quittera jamais son état, malgré son aura d’écrivain célèbre, à l’image de ces illégaux oubliés au-delà des frontières après la défaite de leur camp.

Dans l’imaginaire des lecteurs de Kerr, ce roman va peut-être surprendre, alors qu’il m’a enchanté. Oubliez les longues descriptions de l’Allemagne détruite. Tout y est pour rivaliser avec le meilleur du genre parce que Philipp Kerr y ajoute sa pâte originale, qu’il fait monter avec sa connaissance pointue de l’Allemagne, mais aussi cet humour anglais de ceux qui ont connu celui des expatriés d’un Berlin occupé par les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale.

Kerr manie avec brio la nature profonde de ces héros ou traîtres, survivants du Mal, prêts au pire. Par de nombreux dialogues très scénarisés, il ne s’explique pas comment ils sont vivants, pourquoi et contre qui ils se sont battus, et surtout comment arrêter les cauchemars qui les poursuivront dans ce temps de paix si bien décrit par Kerr.

Autour de Gunther s’organise la toile des espions. Elle fait comprendre les époques traversées par un survivant. Il offre sa vérité sans vouloir expliquer à ceux qui l’entourent que rien n’a changé. Erich Koch, le nazi dont s’inspire Kerr n’est plus qu’un exemple parmi des centaines d’autres de la récupération des plus talentueux bourreaux des nazis par les vainqueurs.  

Les pièges de l’exil est le meilleur roman de Philipp Kerr, toute une vie d’écriture qui monte vers le genre qu’il a choisi aujourd’hui, tout en douceur et précision, complexité et ce génie qui vous fait entrer pleinement dans la tragédie pour ne plus vous permettre d’en sortir, à l’exemple assumé d’un Le Carré ou d’un Percy Kemp.

Patrick de Friberg

Les Pièges de l’exil, Philipp Kerr, 327 pages, Le Seuil, mars 2017.

Aucun commentaire pour ce contenu.