Journal de Christian Dedet, L'Abondance et le rêve 1963-1966.

Un jeune homme d'autrefois 


Générationnelle toute vie, certaines plus que d'autres. En témoigne la deuxième livraison du Journal de Christian Dedet, L'Abondance et le rêve 1963-1966. Dedet  fut  un enfant de la guerre, malingre et rachitique, infirmité qui le laissera toute sa vie, admirablement mince, racé, élégant. Nul besoin de poser au dandy ! Aussi un jeune homme né coiffé,  un fils des trente glorieuses et surtout un amant, heureux amant, de la génération Neuwirth - mini-jupe et émancipation. Heureux d'avoir eu vingt ans avant que la terreur en quatre lettres ne parut, ouvrant,  béantes,  les portes d'un monde où SIDA et mille maux psychiques condamneraient à la stricte application du principe de précaution et au retour d'un immoral ordre moral.

 

Heureux d'être né, enfant chargé de dons, de bonne lignée. Fils aimant, toutes les mères du monde rêveraient de se voir au miroir d'un tel fils ; travailleur et beau garçon, notre jeune homme reçut en partage l'exact visage des jeunes premiers qui avaient eu 20 ans dans les Aurès. Pas rien, si l'on y songe que cette parfaite adéquation d'un visage et d'un corps à une époque. Regarder la photographie de Dedet c'est voir la Rhumerie s'illuminer, entendre les yéyés jubiler et écouter vrombir des aston martin bleu de ciel.  

 

 Pour parrain littéraire, le sort donna à Christian Dedet Joseph Delteil.  On a vu pire que ce fils de bouscassier, cet homme libre, qui toujours chérira les mots. Je tiens Delteil pour un écrivain d'exception, coruscance et baroquisme au service de la liberté. Peu d'hommes surent, sans blasphémer, déjouer les ruses et les lois du Petit Séminaire, unir Pan à la colline de Sion. Le baptême  tôt reçu,  Dedet délaissa le baroque et le coruscant au profit de l'élégance et de la clarté,  sans perdre la passion de la langue et le goût du bel ouvrage. Sa fonction de médecin lui offrit la connaissance de la souffrance humaine et contrairement à Céline, qu'il révère, il élut ce ton doux-amer sur lit de violence bien tempérée, qu'il plût à Bernard Frank, un jour d'ennui, de désigner hussard. Pastichant le Barrès du Culte du moi, Dedet s'attribue Benjamin si constant en son inconstance pour maître du rude « métier de vivre ».

 

Qu'on imagine pas Dedet, devenu médecin thermaliste, comme un habile ayant trouvé le moyen de s’octroyer, délices de l'alternance, six mois de poésie après six mois d'enfer. Non. Dedet est médecin comme il est écrivain. Maître Jacques, il sonde, double casquette vissée au crâne,  les reins et les cœurs, sait d'expérience l'inavouable inhumaine comédie. De quoi faire la nique au sentimentalisme de bazar, au romantisme de pacotille et à la morale de midinette, devenue loi commune, tous genres confondus. Pas le moindre de ses charmes que ce rappel constant du serment d’Hippocrate.  Passé l'éloge des cuisses légères et des peaux de satin, le motif de sympathie exulte. Certes, le médicastre devra soulager hystériques, nymphomanes, anorexiques et boulimiques, mélancoliques chroniques, souffrant de vives douleurs gastriques mais aussi annoncer l'inéluctable, se faire le messager du néant. Entre les vivants et les morts, se tiennent poètes, prophètes et médecins.

 

L'Occitan, Alésien, élut l'Espagne et son merveilleux folklore mi païen mi chrétien – la part Delteil  – les femmes sous les mantilles et les toreros courageux, saisis par la peur comme patrie imaginaire. Montherlant préféra la Rome antique, Gautier et Mérimée choisirent l'Espagne déjà, Stendhal, l'Italie... Nul écrivain véritable sans extranéité, surtout sans mélancolie véritable. Aujourd'hui Saint-Germain ne ferait pas si bon accueil à son Plus grand des taureaux ou à sa fuite en Espagne, la souffrance animale ou humaine, devant à toute force être niée pour fabriquer un monde aseptisé, glacé, anxiogène, inhumain en un mot mais propre, décent. Une doxa chasse l'autre,  toujours érigée par les mêmes rombiers et rombières, éternellement grimés en « branchés » si coiffés de Modernité, qu'ils oublient n'être, tous et toutes, sous leurs habits neufs que d'affreux Homais nus. La génération Dedet pouvait voir mourir le Christ en bête d'avoir vu le visage humain superbement nié, l'ypérite calciner les fils du Soleil et descendants de Saba, les Rouges, souiller toutes les religieuses d'Andalousie, la répétition générale de Guernica et son tapis de bombes, tombées à l'aube sur des rêveurs, le viol de Nankin, les villes de Dresde et d'Hiroshima martyres, cent Oradour-sur-Glane dans toute l'Europe et enfin, cerise sur le gâteau, apothéose, la participation des médecins nippons et teutons à l'entreprise de guerre, la volonté d'éradiquer des peuples entiers et celle-ci, sororale, de créer une race pure,  au nom d'une conception vétérinaire de la filiation, une morale de haras, qui poussa les nazis à enlever des jeunes dolichocéphales blondes dans toute l'Europe pour les rendre mères de parfaits aryens, comme aujourd'hui la procréation médicalement assistée prétend éradiquer toute imperfection de par le vaste monde. Ce sont eux, en bonne part, qui osent médire de la corrida, l'ultime cérémonie ;  elles, ces femmes sensibles qui avortent de trisomiques afin de leur éviter toute souffrance ; ces parents stériles, qui refusent l'enfant livré par la Faculté en cas d'erreur d'étiquetage ! La génération Dedet pouvait sourire du vote citoyen et de la politique. Elle avait vu Hitler parvenir très légalement au pouvoir, les résistants de la dernière heure épurer l'Europe et le mensonge déconcertant prendre d’assaut l'Université, la presse, l'édition et contrôler les âmes.  Le moyen de  ne pas appartenir à la droite vagabonde de Blondin, cette libre commune littéraire où à l'ombre d'un orme, officiait, frondeur capital, le regretté et déjà à demi oublié Pol Vandromme, peut-être un des plus grands critiques  de l'autre siècle.

Le charme de ce Journal tient à la justesse du ton, à cet insérieux, heurtant de front, bélier lancé à vive allure, l'opacité, qui fut  la caractéristique de ma propre jeunesse où l'idéologie, d'une main de fer, courbait les échines et déformait, plus sûr de tous les corsets, les cerveaux de mes condisciples.  

On pourrait retenir bien des choses de ce Journal, la poursuite désabusée du bonheur, la tentative d'apprivoiser l'hippogriffe Mariage, l'immarcescible sourire de Madone de P. ... Je retiens cet émoi très féminin de découvrir,  sous une verte plume ce que pensent les hommes, ce qu'ils attendent des femmes. Appendice à De l'amour, ce Journal,  tour à tour irrite, donne à sourire et ravit. Au métier de vivre, conjoindre celui d'amant, un art fort convoité et très rarement atteint.     

 

M'arrête aussi l'amour de la chose littéraire, un amour, qui pour être avoué sans emphase, n'est pas peu violent : la consolation de la beauté, de la philosophie, la paix que procure le simple agencement d'une phrase. Ce n'est peut-être que cela le bonheur.  L'éclat d'un regard, la morsure vite calmée du désir, le bleu Matisse, le jaune Vermeer, l'éphémère splendeur des cigarettières de Séville qui vont mourir demain, l'accord parfait d'ouverture du Tristan, la méditerranée retrouvée sous le grain de la voix de Carmen,  la pratique de la joie devant la mort.

 

D'autres goûteront et ils auront raison l'évocation amicale et généreuse des figures disparues, l'art du portrait : Sentein, Cailleux, Roux, Huguenin, Vandromme... le terrible Jouhandeau, l'extravagant Henri Smadja, patron de presse, l'étonnant Henk Breuker, gentilhomme échappé de Batavie en 1943, venu à Montpellier sans doute pour y rencontrer Delteil et Dedet... charpentier, romancier,  imprimeur, éditeur, « Sous le signe de la Licorne », une féérie littéraire. Leurs figures avaient en commun de n'ignorer rien du fond de l'affaire, l'extrême méchanceté des hommes et de tenir pour la littérature comme seule ligne de fuite et chemin de traverse. Tout écrivain réside à Tomes, aujourd'hui Constanza en Roumanie, écarté par Auguste et rédige, en son temps, ses Tristes. La littérature ne saurait être autre chose.

 Bien entendu, le lecteur mesurera le gouffre qui sépare la vie littéraire des années 1960 – toute  sortie de livres toujours suivie de cocktails, de soirées, de nuits d'ivresse ou d'infinis palabres –  de notre sinistre vie littéraire.  Le temps des faussaires en série et des marchands est venu.

 

La faute à l'éducation nationale, à la télévision, à Internet, aux séries, aux capitalisme... Who care ? Responsabilité illimitée. Chacun ! Le paraître s'est substitué à l'être comme le signe, à la chose. La littérature a cessé d'être un alcool fort en ce temps de tempérance prescrite où le développement personnel s'est substitué à la philosophie. Ici seront requis le consensus, la mollesse, l'assurance de plaire au grand nombre, la facilité, quand autrefois,  la solitude, la séparation, la violence, seules,  l'étaient. La dernière violence qui demeure, d'une rive l'autre, reste idéologique. Rive droite, le printemps français et ses effluves surannées, ce goût de charogne, sa pestilence raciste, sa réécriture de Vichy et sa folle volition de suspendre le vol du temps ;  rive gauche, l'île aux enfants, l'île des plaisirs et des déplaisirs des femmes, accotées à  la furie de parler d'une seule voix à tous.  Aboli le temps de la controverse, celui où Alceste sans fin s'opposait à Philinthe. Sur le ring désert, l'ombre de Philinthe  poursuit, inlassable, Dame Démagogie,  l'oeil rivé au tableau où s'affichent les ventes. 

 

Dedet a quitté le Seuil, la revue « Esprit » depuis belle lurette, abandonné un peu l'Espagne au profit de l'Afrique. Lisez Dedet sa Mémoire du fleuve, son Docteur Bougras, ses Fleurs d'acier du Mikado... ouvrages, qui reçurent hourras et prix, connurent franc succès en ce temps désormais plus loin de nous qu'Antiquité et Moyen-Âge où le métier d'écrivain, dilettante et passionné, reposait tout de même sur une technique. À cette heure, si proche et déjà abolie, l'aspirant à la haute gloire des Lettres honorait, la détournant et la violant parfois, la divine grincheuse que l'on dit Grammaire,  savait les rouages et les pièges de la concordance des temps,   prenait soin d'isoler le juste mot pour la chose et ne rendait copie, qu'une fois son oreille apaisée par l'exacte musique, surtout n'abandonnait,  suerte,  son texte à l'éditeur, que certain d'avoir trouvé l'écrin le plus conforme à l'objet du discours !

 


Sarah Vajda



Christian Dedet, L’Abondance et le rêve. Journal 1963-1966, Les Editions de Paris/Max Chaleil, septembre 2014, 408 pages, 18 €


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