Les visions et les démons de Füssli

Oublié ou presque de nos jours, reconnu de son temps comme un fin critique et un écrivain au style élégant et précis, académicien, salué par Stefan Zweig qui estimait qu’il trace un décor étroit mais il le remplit tout entier, Edmond Jaloux (1878-1949) a pourtant de quoi séduire aujourd’hui de nouveaux lecteurs grâce à son ouvrage consacré à Füssli que viennent de publier Les éditions de Paris-Max Chaleil à l’occasion de l’exposition du musée Jacquemart-André.
Edmond Jaloux avait écrit ce texte si ajusté à l’artiste et à son style pour l’exposition montée à Zurich en 1941, célébrant le second centenaire de la naissance de Füssli.
Analyser et décrire une œuvre telle que celle-ci, qui appelle tous les commentaires et les déjoue tout autant, n’était sans doute pas à la portée de toutes les plumes. À la fois symboliste, romantique, romanesque et dantesque, académique et fiévreuse dans sa facture, sans équivalent ailleurs, ironique, onirique et érotique, l’œuvre ne manque pas d’interroger nos propres ambivalences, nos peurs, nos visions. Edmond Jaloux nomment ceux qui ont particulièrement inspiré Füssli (1741-1825) entre autres Shakespeare, Milton, les Niebelungen. On le sent à l’aise dans cet univers construit au-delà du réel ou en marge de celui-ci. Pour évoquer l’œuvre du peintre britannique d’origine suisse mort à Putney Hill, un district du sud de Londres, Edmond Jaloux convoque au fil des pages des mots forts, puissants, parfois rares, parle de ses hallucinations et de son esprit hanté, de personnages extrahumains, d’extravagance, de terreur, de féérie et d’emphase, d’énigmes, de figures sanglantes et funèbres. Il souligne aussi que Füssli est pour lui un peintre littéraire, aux connaissances bibliques et mythologiques sûres et étendues. 
À ses yeux de critique, Füssli use d’un métier libre, ingénieux, varié. Sa palette n’appartient qu’à lui, avec ces verts presque noirs, des acajous mordorés, des argents bleuis ou oxydés, des blancs agrémentés de corail, un éventail de tons qui lui permettent de créer ces corps couleur de perle. Il voit des combats dans ses tableaux, des lumières tragiques et des détails poétiques qui cèdent devant des malices vite inquiétantes. Il remarque que ce qui est terrifiant est peint avec tant de soins et de perfections formelles qu’il n’en que plus monstrueux et angoissant. Edmond Jaloux est persuadé que Füssli éprouvait en lui-même ce qu’il composait dans sa tête, vivant en bonne compagnie avec ses diables, ses sorcières, ses animaux hybrides et ses belles créatures évanouies et qu’il s’appliquait à ménager les effets de surprise cumulées aux sentiments d’effroi. 
Au cours de cette lecture qui ne lâche plus le lecteur une fois engagée, apparaissent ceux qui  semblent être pour l’auteur d’autres maîtres du mystère, de l’inconscient, de l’étrange, des paradoxes, des unions entre les extrêmes les plus incroyables, des incursions dans le fantastique et des excursions dans le chimérique, ceux qui à leur manière rivalisent de virtuosité pour créer l’obscur, le dérangeant, le fatal, l’irréel, le mythique, le pulsionnel, l’emphatique, comme William Blake, Meryon, Goya, Redon, Longhi, Bosch, Max Ernst, Dürer, Böcklin né également en Suisse jusqu’à Léonor Fini qui conçut des toiles subtilement surréalistes. 

Edmond Jaloux ne manque pas toutefois de prendre en compte le vrai sens de ces décors de corps prostrés dans le désespoir ou dressés dans la haine, et s’il estime que ces passions ainsi exprimées le sont par des acteurs d’un théâtre de province, il reconnaît que Füssli se délivre en quelque sorte de ses tourments secrets qui rejoignent les nôtres par une œuvre certes équivoque mais tellement attirante, c’est l’œuvre d’un refoulé comme on dit aujourd’hui, mais refoulé tout le monde l’est, et sans refoulement, il n'y aurait jamais eu d’art, je veux dire d’art supérieur.
Regarder la soixantaine d’œuvres exposées revient à se situer face à un spectaculaire parcours entre licence et innocence, où une fine esthétique fait entrer l’inconnu dans le perceptible. La lecture de cet ouvrage ouvre sur la peinture de Fussli d’amples perspectives, servies par un style impeccable, comme on aimerait en lire davantage de nos jours.  

Dominique Vergnon

Edmond Jaloux, Johann-Heinrich Füssli, 150 x 230mm, Les éditions de Paris-Max Chaleil, septembre 2022, 120 p.-, 14€
www.musee-jacquemart-andre.com; jusqu’au 23 janvier 2023

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