Que vaut un statut que tout le monde s'arroge et qui a perdu de sa force symbolique avec justement cette vulgarisation ? Est-ce la sur-médiatisation qui a éclipsée le rôle essentiel des intellectuels, qui avaient pour fonction de « porter la plume dans la plaie » (Albert Londres) et catalyser les tensions de la  pensée d'une époque. Il faut bien admettre que l'heure n'est plus au débats d'idées et que les intellectuels flamboyants des XIXe et XXe siècles ont disparu comme les poètes jadis. Qu'il est loin le temps où les débats Sartre vs Aron attiraient tous les regards...

Enzo Traverso, historien italien, traverse le siècle européen et constate qu'il est loin le temps de l'Affaire Dreyfus, point de départ, avec le « J'accuse » de Zola, d'un engagement séculaire des hommes de plume. Mais d'un côté la spécialisation des penseurs devenus techniciens de leur discipline, et de l'autre l'ouverture du statut d'intellectuel à tous ceux qui parlent de leurs idées, le rôle fondamental de l'intellectuel dans la Société a disparu. Il a été dilué dans le nombre, car chacun au lieu d'une analyse peut se suffire d'un « moi je pense que ». De sa faute, également, car à s'extraire du réel il a perdu le contact essentiel d'avec son temps, il a regagné ses luttes intestines comme un Onfray pensant faire sa doctrine en détruisant quelques vénérables statuts. Ainsi, depuis Bourdieu, plus d'esprit à ce point en adéquation avec les problèmes sociaux et l'intellectuel d'aujourd'hui, comme la figure du premier cité en exemple dans cet essai, Edwar Saïd, lançant des pierres contre les colons israéliens... Ce n'est plus Sartre sur son bidon mais un homme comme les autres prenant part au combat, une autre forme de posture.

Où sont passés les intellectuels ? est une longue conversation avec Régis Meyran permet de faire passer les idées de Traverso avec beaucoup de facilité, et rend cet essai vraiment accessible. C'est de l'intelligence rigoureuse et belle. 

Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels ?, conversation avec Régis Meyran, Textuel, « conversations pour demain », 102 pages, 17 euros