Ce qu'on peut dire après le silence

Ce pourrait être un portrait-souvenir comme il y en a eu d'autres. Portrait d'un père et, à travers lui, d'une époque (la fin des célèbres trente glorieuses) comme d'une classe (la classe ouvrière) disparues. En tant que tel, le livre de Didier Castino serait déjà fort et émouvant, d'aller au-delà du simple témoignage pour entrer dans les sensations et les idées de son héros prolétaire sans condescendance ni démagogie. S'efforçant de saisir et de reconstituer quelque chose du rapport contradictoire au travail, entre souffrance ("L'acier chauffe sous mes coups et me brûle les mains, les flancs et les cuisses, les étincelles crépitent au visage et les masques de protection deviennent très vite des fournaises") et fierté ("J'aime travailler à l'usine, produire. J'aime être ouvrier. Nous sommes là pour ça, on n'a pas toujours choisi, c'est sûr, mais on veut travailler, la question ne se pose pas"). Montrant, loin de tout manichéisme, la conscience de classe se lier, chez ce communiste croyant, à "l'Idée de Dieu", dont le parti est à ses yeux "dépositaire" : "Elle est devant nous, il faut y aller, doucement s'approcher encore, mais il est des jours où on n'avance pas, des années et Elle reste devant nous à attendre…".

 

Mais l'essentiel, dans ce premier roman, se passe au seul niveau qui importe en littérature, celui du langage. D'abord, il y a le dispositif narratif qui met la parole dans la bouche du père s'adressant à son fils, c'est-à-dire, en fin de compte, à qui ? À l'auteur, dont il ne porte pas le nom ? Au narrateur, qu'il est lui-même ?... La première richesse du livre tient au trouble résultant de cette situation d'énonciation particulière, dont Castino exploite non sans humour les ambiguïtés, dans une langue heurtée et nerveuse, faussement "orale" : "Tu ne vas quand même pas rentrer dans mon froc, parler de ma queue et dire que je bande souvent sans crier gare, que je me branle… Non mais ça va pas ? (…) Tu veux une paire de baffes ? Je peux t'en filer une à te faire tourner la tête et claquer les dents".

 

Et puis, difficile de ne pas évoquer, quitte à en atténuer l'effet de surprise, le coup de force narratif à la suite duquel on comprend soudain que la voix de Louis Castella parle d'outre-tombe. Ce nouveau renversement, qui n'atténue en rien le caractère bouleversant des pages relatant sa mort et décrivant le chagrin des siens, ouvre un livre qui, du coup, devient roman à part entière, sur une dimension nouvelle. Car la parole de Louis se prolonge au-delà de sa propre mort, donc de lui : "Maintenant, ça suffit. Il faut parler des autres hommes après moi". Et le récit aussi va plus loin ("Je suis mort et tu inventes"), jusqu'au glissement inévitable d'un je à l'autre et à la parole assumée du fils-narrateur : "J'ai parlé à ta place parce que tout le monde parle pour toi, une habitude, j'ai pris tes mots pour continuer, pour faire plaisir à ceux qui te célèbrent (…), mais ce n'est plus possible".

 

Dès lors, Après le silence devient un livre sur la filiation, sur l'être-fils placé sous le signe double de la transmission et de la trahison : "Qu'est-ce que je porte de toi en moi ? Je ne te ressemble pas comme Lucien, je ne m'engage pas, je ne suis pas membre du parti, je ne suis pas syndiqué (…). Je ne suis pas un homme comme toi". La trahison est d'abord d'ordre politique et social ("Il n'y avait plus d'ouvrier donc plus de fils d'ouvrier et je pouvais ainsi aller au musée"). Mais pour avoir tout lié à la question de la langue et de ses usages, le roman de Castino transforme le beau récit d'une histoire personnelle en une méditation sur l'identité qui parle à tous. Qu'écrira cet homme après Après le silence ? Écrira-t-il autre chose ? On le souhaite et le redoute, tant ce premier livre s'installe d'emblée à de vraies profondeurs.

 

Pierre Ahnne

 

Didier Castino, Après le silence, Liana Levi, août 2015, 224 pages, 18 euros

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