Louis Aragon, le cri

Rebelle jusqu’au dernier souffle, Louis Aragon. Il s’en est allé voilà quarante ans. Le 24 décembre 1982. Joyeux réveillon ! Et nul doute qu’il poétisa jusqu’au dernier cri. L’œuvre d’Aragon est ainsi monumentale. Tant par son contenu que sa durée. Et l’un vaut l’autre. Écrits de jeunesse versus style de vieillesse : vainqueur le génie. Or les dernières œuvres d’Aragon demeurent méconnues.
Voici donc trois opus indispensables. Et trois semaines pour se les procurer et les déposer en catimini sous le sapin. Je sais, la poésie c’est… mais passez outre les snobs. Obligez-les à poser leur tablette et à lire un livre. Non jeter un œil machinal à des vidéos de chats. Alors vous serez mille fois remercié. Le lecteur attentif sera séduit par la musique des Adieux qui s’inscrit dans ce substrat si inimitable. Signature du maître : la langue d’Aragon. Sa fluidité. Son ruissellement. Ses silences. Ses cassures imposées par l’Histoire. Sa touche lyrique. Son désespoir face au manque. Quelle lecture ! Quel vertige ! On plonge dans cette longue nuit incandescente et si particulière… Car s’Il n’est pas de plaie / Qu’un peu de fard / Ne fasse bouche, alors le vers se contractera. Distanciation. Déchirement. Résistance face au désastre. Alors la lumière sera au bout du tunnel…

On suit cette silhouette solitaire, poète isolé, hors le monde. Séparé de nous par l’âge. Ce temps porté sur les épaules. Jeunesse disparue. J’arrive à l’heure où l’on s’en va… Singulière beauté d’une déclaration finale. Mais pas seulement. Le drame se noue aussi dans la solennité de la fascination pour la vie. Quoiqu’il en coûte. Jusqu’au bout de la nuit annoncée. Et pour mieux la défier, l’écriture se renouvellera, se fera aventure. Car créer n’est jamais définitif ni illusoire. Encore moins acquis. On doit amplifier, former, décliner. On doit oser – et ce sera le retour des vers réguliers. Libérant alors le phrasé qui ira se tordre, de sorte que des convulsions de syntaxe bénéficieront des pouvoirs de la mélodie. L’alexandrin pointera le bout de son nez, balafré, certes, mais toujours flamboyant : Ô soleil du chant dans la nuit Rien d’abord qu’une / Voix de couteaux aiguisés au tranchet de lune.

Optimisme ou pessimisme ? Dolorisme ou pathétique ? Drôles d’entrées pour une nouvelle version. Mais la parole d’Aragon est libre. Une parole qui entend pour mieux saisir combien la violence du trait recharge son énergie. Chant pour Slava dit la mort de l’épouse. L’année, la tragédie tchécoslovaque et l’écrasement stalinien du Printemps de Prague pour lequel Aragon avait jeté toutes ses forces dans une bataille encore une fois… perdue. Pourtant, et justement ici, où le propos se fait sombre, quand les gammes s’effondrent – en apparence – sur un piano cassé, jaillit comme un volcan la tension extrême dont seule la poésie d’Aragon est capable. Brisant les élans, repoussant les ruptures au maximum des possibles, la puissance s’impose. Il est alors naturel d’admettre que le poème Hölderlin soit l’un des sommets de la poésie française du XXe siècle.

Annabelle Hautecontre

Louis Aragon, Les Adieux et autres poèmes, préface d’Olivier Barbant, Poésie/Gallimard, novembre 2022, 272 p.-, 9,90 €
Louis Aragon, Les Chambres – Poème du temps qui passe, coll. Blanche, Gallimard, novembre 2022, 80 p.-, 12€
Louis Aragon, Persécuté persécuteur, coll. Blanche, Gallimard, novembre 2022, 96 p.-, 13€

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