Céline (1894-1961), auteur de Voyage au bout de la nuit a révolutionné la littérature française. Il est controversé pour ses violents pamphlets antisémites. Biographie de Louis-Ferdinand Céline

Céline, Hergé et l'affaire Haddock, ou Tintin célinien, par Émile Brami

Émile Brami, grand spécialiste de Céline (1), n'affirme pas, dans ces pages, que Hergé a pioché les jurons du capitaine Haddock dans le pamphlet antisémite de Céline Bagatelles pour un massacre. Son court essai n'est pas péremptoire, il propose à notre intelligence un certain nombre de faits se recoupant. Mais le réseau des présomptions est tel qu'il en vient à nous faire considérer son hypothèse avec sérieux ; d'autant qu'il concède lui-même que ses idées passeront sans doute sur les tintinophiles et sur l'Histoire littéraire sans forcément gêner les consciences.


On sait que Georges Rémi (Hergé dans le civile) avait noué des amitiés avec la droite réactionnaire belge, qu'il dessinait dans Le Soir en pleine occupation nazie (mais pour « divertir » le lectorat, nous dit-on, pas pour collaborer...), qu'il a soutenu financièrement ses amis après la fin de la guerre et l'exil de la plupart d'entre eux pour faits de collaboration, mais ce qu'on ignorait peut-être, c'est son attachement à la cause littéraire et morale de la droite au point d'écrire à Maurice Bardèche (1) en 1969 (24 ans après la chute du régime nazi et de ses épigones), quand il veut adhérer à la Société des amis de Robert Brasillach (3) :


« Quelle preuve vous donner, à mon tour, de l'amitié que je ressens spontanément pour tous ceux auxquels le souvenir de Robert Brasillach est lié ? Vos enfants ont-ils les albums Tintin ? S'il leur en manque je les leur offrirai avec joie. »


Malgré cela, qui pourrait suffire amplement à interdire la publication d'Hergé, Emile Brami passe aux statistiques et aux chiffres, incontournables dans ce genre d'affaire, parce que la sienne n'est pas de montrer qu'Hergé était fasciste et que cela se retrouve dans ses albums, mais simplement de s'interroger sur le fait qu'il a pu lire Bagatelles et s'en inspirer. Donc, 16 jurons parfaitement céliniens de Bagatelles pour un massacre se retrouvent textuellement dans la bouche du Capitaine Haddock, dans l'album Le Crabe aux pinces d'or, paru la même année (1941). Coïncidence ? Le capitaine Haddock lui-même était jusqu'alors un épiphénomène alcoolique pour divertir, sans raison et, surtout, sans modèle, alors que tous les personnages récurrents ont une figure dans le réel, Céline peut donc très bien passer pour le modèle bougon et vitupérant du capitaine. Coïncidence ? Ce qui est certain, c'est qu'Hergé ne peut ignorer la publication du pamphlet de Céline, véritable événement dans les milieux d'extrême droite journalistique où il évolue. Même s'il n'y a cherché qu'un document, s'il n'y a eu accès que par compagnonnage (par l'un de ses nombreux amis collaborationnistes, exilé à la Libération dont Paul Jamin, Raymond de Becker ou Jacques Van Malkebeke, tous réfugiés en France)


« Nous aurions affaire à deux racistes : l'un, Céline, déclaré et revendiqué en tant que tel, au moins jusqu'en 1944, plus discret après cette date, de nos jours encore honni pour cette raison même ; l'autre, Hergé, beaucoup plus circonspect, mais qui, lorsqu'il se laisse aller, se révélerait sous le masque et par le biais commode de l'intempérance verbale du Capitaine Haddock. »


La question maintenant de savoir si les lecteurs de Tintin vont changer en apprenant cela. Le principe de séparer la littérature jeunesse de la littérature générale pour sauver la face de l'auteur ne vaut rien ici, mais la tintinophilie est telle pour le plus grand reporter (mais le petit blond n'a jamais publié un article) qu'on voudra séparer la vie et l'oeuvre de son auteur. Pourquoi ce traitement particulier, alors que tout le monde s'acharnera sur un romancier en rappelant toujours ses écrits en période noire ? Les albums pour la jeunesse peuvent être signés par de bons fascistes, ce n'est pas grave ? Les tintinophiles vont-ils simplement le lire ?


Loïc Di Stefano


(1) Bardèche, beau-frère et adulateur de Brasillach, antisémite et rédacteur en chef de Je suis partout, fera figure de l'intellectuel de la droite extrême en France et passe pour le père du fascisme français. Pour complément d'information, lire Maurice Bardèche, écrivain et théoricien fasciste ? par Ghislaine Desbuisson


(3) Normalien, marqué par sa rencontre avec Maurras, Brasillach écrit dans des journaux d'extrême droite et collabore activement à partir de 1940. La violence de ses attaques (on lui doit notamment en septembre 1942 : « il faut se séparer des Juifs et ne pas garder les petits ») le fera arrêter à la Libération et condamner à mort malgré d'une demande de grâce signé par Mauriac, Malraux, Camus... (pures raisons littéraires...) et refusé par De Gaulle.


Émile Brami, Céline, Hergé et l'affaire Haddock, Ecriture, novembre 2004, 120 pages, 14,95 euros

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3 commentaires

...qui pourrait suffire amplement à interdire la publication d'Hergé...

lol

Tant que Mahmoud Abbas (négationniste patenté en arabe et révisionniste patelin en anglais) reste la coqueluche du monde occidental, je propose qu'Hergé reste en vente libre... S'il était antisémite, il a au moins eu le tact de le garder pour lui. Ceci étant dit, la thèse de M. Brami jette un éclairage tout à fait intéressant sur le milieu dans lequel évoluait Hergé dans les années 40, et semble assez convaincante il faut bien l'avouer.

On aura tout vu dans cette "ère du soupçon" freudo-marxiste... Si cela n'était pas grotesque ce serait sinistre: le pauvre Hergé "se révélant sous le masque et par le biais de l'intempérance du Capitaine Haddock " ! L'auteur du livre - par cet unique extrait que l'on nous livre, déjà pour la "rigueur" du raisonnement fait rire et se déconsidère: oh puissant chasseur de lapsus ! Et le commentateur, parlant d'indices "suffisant amplement à interdire la publication de Hergé" ! (Ils finiront bien par y arriver...) Petits Saint-Just en temps de paix assoiffés du sang des blessures qu'on donne à coups de porte-plume. On l'a peut-être échappée belle, avec ces rigoureux censeurs - (nos "vigilants", comme plaisante Finkielkraut). Et puis vous oubliez, grands détectives de l'Inconscient, le génial "pacte à quatre !" Juron pas inventé à coup sûr par Céline, mais quoiqu'antérieur aussi à "la bande des quatre" de Le Pen, moi je trouve qu'il aggrave énormément le cas du Capitaine... Et les perroquets de l'île au trésor ("sapajou ! cornichon ! boit sans soif !") qui datent de Louis Quatorze et qui d'AVANCE donnent du vocabulaire antisémite à Céline, et donc à Hergé. Le Capitaine reste malgré tout tellement plus sympathique que Céline... Sur lequel on "s'acharnerait", le pauvre, laisse échapper l'auteur de cette enquête psychanalytique passionnante (c'en est un spécialiste). Au fait, relisez-le un peu votre Céline : sortez de vos clichés du genre de ceux (périmés, incongrus, extravagants) qui portent aux nues l'horrible Sade ;  eux aussi sont à réviser - Céline, ça n'est même pas un grand auteur...