Yves Pagès : Céline, fictions du politique - Plus noir que la nuit
Le discours de
Céline consacré à son œuvre n’eut de cesse d’être perturbé par une volonté
manifeste portée par ses détracteurs de revenir sans cesse aux sources du vécu.
Dès la parution de Voyage au bout de la nuit, on sent se déployer les
signes avant-coureurs d’une fable biographique qui voudrait que l’auteur maudit
puisse tout se permettre car il est issu "du peuple, du
vrai..."
Ainsi, il écrirait comme il parle, s’amuse-t-il à annoncer clairement. Question
de principe et de tempérament ouvrier. Céline est vrai, il veut afficher
l’image d’un écrivain authentique en enracinant le jeu de l’écriture dans une praxis
sociale, la médecine.
D’un côté, il met en avant ses origines, son enfance, cette adolescence comme
apprenti puis l’horreur de la Première guerre mondiale, sa blessure, etc. pour
se permettre de justifier la véridicité de ses récits. De l’autre, il met en
lumière la tâche lourde et pesante du praticien qui officie dans un
dispensaire, au service des autres, cela pour illustrer cette part de travail
que nécessite l’écriture.
N’oublions jamais la signature de Céline : mettre sa peau sur la table. Il
vit dans l’écriture, écrit pour (sur)vivre. Il signe roman mais tout est vrai.
Ni fiction du personnage, ni fiction de dilettantisme mais bien une double
mission transposée dans et par l’œuvre, car pour Céline il n’y a pas
d’intellectuel a priori ; le vécu semble préexister et le métier
coexister...
Si l’on
regarde la mise en parallèle, dans Voyage et Mort à crédit, des
deux variantes de l’enrôlement militaire, on découvre ce trait essentiel de la
sensibilité libertaire d’avant 14 : la solidarité mutuelle des ressorts
polémique et utopique. La Grande Guerre cassa ce fragile équilibre.
Il faudra revenir aux prémisses du socialisme français si l’on veut sonder ce
creuset commun du pamphlet et de l’utopie. Mais les temps changent trop
vite ; et d’un discours qui pouvait encore voir en l’Utopie une façon de
se rendre barbare à soi-même, on est passé à une prophétie dont la part d’anticipation
idéale ne sert plus qu’à réinterpréter négativement les signes d’une barbarie
omniprésente.
L’œuvre entière de Céline porte l’empreinte de ces deuils successifs comme une
"tache
de sang intellectuelle", selon le mot de Lautréamont. Mais elle illustre plus largement
la faillite méconnue, en 1914, d’un art poétique de la subversion propre au
socialisme français, sous les faux-semblants d’une France victorieuse en 1918,
c’est-à-dire réconciliée avec elle-même par une première Union sacrée des
consciences.
L’œuvre de
Céline pourrait se distinguer autour de trois périodes : celle,
indéniablement novatrice et subversive, du roman de critique sociale ;
celle, en conformité avec la montée en puissance du fascisme européen, de
l’écrit polémique xénophobe ; celle, enfin, répétitive sinon
réactionnaire, de l’autobiographie historique. Mais peut-on réellement trouver
un dénominateur commun à tous ces écrits, même classés de la sorte ?
Peut-on se contenter de dire que Céline c’est LE style, et rien d’autre ?
Yves Pagès assure que non : "On ne saurait conclure qu’il n’y a pas, chez
Céline, d’autre trame que poétique sans avoir auparavant tenté de sonder les
bribes d’énoncés politico-sociaux de son œuvre. On ne saurait condamner Céline
à un formalisme béat sans avoir essayé, avec du recul, de chercher un ou
plusieurs points de fuite spécifiques au milieu de ce chaos de conscience
apparemment sans autre perspective que l’acceptation désordonnée de l’ordre
établi, des préjugés et conformismes qui le justifient."
Le présent ouvrage a connu une première vie, il y a une quinzaine d’années sous le titre Les fictions du politique chez L. F. Céline. Depuis nombre de publications sont venues enrichir le "cas Céline", mais très peu - trop peu - se sont engagées sur le difficile chemin qu’Yves Pagès a osé entreprendre : quels sont la nature et le rôle des matériaux idéologiques, soit explicites soit implicites, à l’œuvre dans l’ensemble des écrits céliniens ?
C’est donc ici un champ complet d’investigations, d’interrogations et d’interprétations
encore peu ou mal défriché qu’arpente cet essai qui, de ce point de vue, a peu
vieilli...
François Xavier
Yves Pagès, Céline, fictions du politique, coll. "Tel", Gallimard, septembre 2010, 473 p. - 8,90 €
0 commentaire