Céline (1894-1961), auteur de Voyage au bout de la nuit a révolutionné la littérature française. Il est controversé pour ses violents pamphlets antisémites. Biographie de Louis-Ferdinand Céline

Céline 2.0

Voilà un titre qui l’aurait fait tiquer, voire sourire, notre Louis-Ferdinand, indiscutablement le plus grand écrivain contemporain du XXe siècle, avec Marcel Proust, le plus grand écrivain moderne ; les deux se partageant l’espace comme les peintres les périodes, les deux gravant à jamais l’intensité de la langue française dans l’éternité, et tant pis pour les progressistes pleurnicheurs qui aspirent à dénaturer la langue avec leur point médian ridicule, car eux et eux seuls me font veiller jusqu’au bout de la nuit – par leur style unique et extraordinaire dont le Voyage qui porte si bien son titre, dont j’entendis parler la première fois par un cousin qui l’avait lu d’une traite, sans dormir – et qui nous titille dès le matin ; point de réveil ce week-end, l’excitation de reprendre le récit imposant un lever dès potron-minet…
Céline 2.0 donc, inédit avec ces textes retrouvés en 2021, tout aussi flamboyants, puissants, dérangeants que les romans connus. On découvre un Céline qui s’essaie au roman chevaleresque – tout en conservant sa patte, rendant l’exercice totalement hallucinant. On retrouve d’ailleurs le Roi Krogold cité dans Guerre – dans la bouche d’un Ferdinand fiévreux. Ce sont bien des manuscrits complets, plus que des esquisses ou des essais romanesques qui laisseraient envisager le Grand-Œuvre à venir. Ainsi leur apparition imposait-elle une recomposition des volumes présents dans la collection de la Pléiade pour désormais suivre la seule chronologie.

Bernanos nous avait avertis, en 1932 : Céline fut créée par Dieu pour scandaliser. Une arme divine bien plus subtile qu’il n’y paraît car de la déflagration née une réflexion, dès lors que l’on possède un tant soit peu de jugeote, au lieu de condamner radicalement et de s’en retourner dans sa médiocrité ; ainsi Céline porte le fer dans la plaie et la lecture de Guerre serait utile à certains hystériques gesticulants sur les plateaux télé, leur jugement serait peut-être plus nuancé…
Voilà donc Céline étiqueté pour les siècles des siècles, le liront donc les plus curieux, et le débat entre rejet et enthousiasme ne cessera jamais. Comment une œuvre telle que celle-ci peut à la fois donner autant de plaisir et s’affirmer auprès d’un public tout aussi radicalement opposé aux idéaux céliniens ? Seulement le style ? Et pourquoi pas ?! Quelle inventivité Céline aura déployé pour renouveler la narration en y englobant l’ensemble de la problématique romanesque tout en distillant une sensibilité sismographique à l’histoire de son temps (Céline reporter, avant Tintin !) ; mais aussi cet effort plus nouveau par lequel un individu se met aux prises, par le biais de l’imaginaire, avec l’inconscient et avec le langage.
Je m’étais divisé en parties tout le corps. La partie mouillée, la partie qui était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, la partie de l’amitié pour l’Anglais qu’était bien consolante, la partie du genou qui s’en barrait comme au hasard, la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait plus – et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste, enfin une drôle de partie qui voulait par-dessus les autres me raconter une histoire.
Huit romans qui sont huit ruptures avec la tradition et qui préfigurent ce qui adviendra de la littérature. Céline ne s’est pas trompé lorsqu’il affirmait, dans les dernières années de sa vie, que son invention et sa marque propres c’est, et uniquement, son style, sa petite musique, cette émotion dans la langue écrite. Ce que l’on comprend dès les deux premières phrases : il s’agit bien ici d’une expérience d’un langage.
C’était presque nuit à présent. Il s’agissait de rentrer par le ras des maisons.
Il écrit comme on parle, taclent ses détracteurs, mais l’oral populaire est savoureux. Et ce ne sont pas Michel Audiard ou Bertrand Blier qui me contrediront. Encore faut-il pouvoir le transcrire : reproduit ou simulé à l’écrit, par le savoir-faire de Céline qui reconstitue ce type de communication qui n’est pas celui de l’écrit et y implique une présence, une simultanéité, de celui qui parle et de celui qui écoute. Céline impose le passé simple et importe les marques ponctuelles que le langage met à notre disposition : marques affectives, avec toutes les formes possibles de l’interjection, du juron, de l’interpellation ou de l’exclamation. Il invente ses propres marques linguistiques d’énonciation et avec une intuition infaillible, rassemble empiriquement tout l’arsenal qu’il nous distille avec la précision d’un chef d’orchestre. Artiste au sens premier, Céline s’autorise aussi, de la syntaxe propre de l’oral, de la liberté qu’elle conserve dans l’ordre des mots, de ses possibilités d’ellipses, pour inventer des tournures qui sont moins spécifiquement orales que décalées par rapport à l’écrit.

Céline écrivain racontant Céline soldat y joue la même partie que dans sa vie entre le refus d’une sécurité asphyxiante et la nécessité, après être allé au-devant du danger de sauver sa peau. Cette peau qu’il faut mettre sur la table, rageait-il. Le but étant de toujours sentir et de manifester de cette existence d’autant plus intense qu’elle est plus menacée.
J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons.
En effet, il n’est chez Céline presque aucune séquence romanesque où ne nous soient donnés à ressaisir cette obsession de la matière et l’effort désespéré pour y échapper, ou seulement l’oublier, et se rapprocher de l’humain… Une imagination qui, quand elle se saisit du corps humain, impose toujours le rapport à la matière considéré le plus souvent dans son aspect d’esclavage ou de défaite : corps-matière, physiologie plus qu’anatomie, voire décrépitude. D’où un jugement moral montrant combien les hommes sont lourds !
Il est de ceux qui nous donnent cette part essentielle du plaisir romanesque qui est la transfiguration de notre monde par une imagination puissante et impérieuse. La sienne est d’autant plus manifeste que ses schèmes sont en nombre limité et les uns avec les autres dans un rapport immédiatement perceptible. Au point qu’un adjectif célinien est apparu dans le monde réel, preuve que l’œuvre procède de quelques fascinations dont nous pressentons qu’un individu s’y inscrit tout entier. Une manière de voir le monde, d’être attiré par ce qui répugne ou fait peur en même temps que cela fascine. Quelques figures fortes pour témoigner : une mise au point au premier plan de ce qui, dans le monde et dans les hommes, lui paraît le plus rebutant résulte un univers romanesque parmi les plus désespérés mais aussi les plus comiques, car de toute cette noirceur, l’humour persiste.
Le comique de Céline doit sa puissance à ce qu’il se fonde sur ce qui répugne ou terrorise. La mort y joue un rôle déterminant et sa poétique revendique une forme de grotesque (lettre à Léon Daudet, 1932). Mais Céline importe aussi l’obscénité, la scatologie et parvient même à rendre comiques de simples vomissements à répétition. D’un interdit social, il le retourne et par l’incomparable finesse avec laquelle il manie la langue, il joue de l’argot et fait en jaillir le comique.
Tout cela uniquement par la force des mots, par la manière dont ils sont agencés : le langage, qui ne cesse jamais de tendre chez lui à ce plaisir spécifique qui définit la littérature. Même dans les moments où il se prête à la manifestation d’une pluralité de sens, il reste dominé par la poursuite d’effets qui sont ceux dont tout écrivain se compose un style : effets de rythme, d’échos, jeux de phonèmes, rapport de termes, de connotations, figures, distorsions, ruptures, ellipses, etc. En écoutant bien on retrouve le français de Rabelais : ainsi sont réintégrés des pans du lexique qui en avaient été interdits. Céline rassemble donc ici la totalité de la langue : la nouveauté et la subtilité de son jeu tiennent à ce qu’il ne néglige aucun des registres qu’elle met à sa disposition. Et encore moins le silence : les intervalles provoqués par la dislocation de la phrase sont partout là pour suggérer ce que les mots sont impuissants à dire.

François Xavier

Louis-Ferdinand Céline, Romans. 1932-1934, édition d’Henri Godard avec la collaboration de Pascal Fouché et Regis Tettamanzi, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n° 157, Gallimard, mai 2023, 1552 p.- reliées pleine peau, 70,50 € jusqu’au 31 décembre 2023 puis 75€

Louis-Ferdinand Céline, Romans. 1936-1947, édition d’Henri Godard avec la collaboration de Pascal Fouché et Regis Tettamanzi, coll. Bibliothèque de la Pléiade, n° 349, Gallimard, mai 2023, 1956 p.- reliées pleine peau, 78,50 € jusqu’au 31 décembre 2023 puis 84€

Le volume 157 contient :
Voyage au bout de la nuit. Appendices : Séquences du manuscrit et du dactylogramme - Lettres à des critiques - Postface de 1933 et préface de 1949 - Le Voyage au cinéma. Textes retrouvés : La Volonté du Roi Krogold - La Légende du Roi René. Appendices : Le roi Krogold - Dans le manuscrit retrouvé de Mort à crédit. Textes retrouvés : [Guerre] - Londres. Avant-propos - Préface - Chronologie - Note sur le dactylogramme corrigé de Voyage au bout de la nuit - Note sur la présente édition - Notices, notes et variantes - Vocabulaire populaire et argotique - Résumé.

Le volume 349 contient :
Mort à crédit. Appendices : Dix séquences du roman dans la version du manuscrit retrouvé - Lettres à des critiques. Casse-pipe (le texte de 1948 et de 1958, scènes retrouvées). Appendices : L'histoire de Casse-pipe racontée par Céline en 1957 - Carnet du cuirassier Destouches (1913) - Lettre à Roger Nimier (1950) - Le baptême du feu de 1914 raconté par Céline en 1939. Guignol's band I - Guignol's band II [Le pont de Londres]. Appendices : Guignol's band III : début de la rédaction, synoposis et fragment d'une suite. Préface - Avertissement - Notes sur les manuscrits retrouvés de Mort à crédit et de Guignol’s band - Notices, notes et variantes - Vocabulaire populaire et argotique - Résumé.

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