Les aventures indiennes de Louise Erdrich

Affirmons-le d’emblée : lorsqu’on a entre les mains un Prix Pulitzer de cinq cents pages, on craint d’être déçu.
On se demande si vraiment… ?

Un soir et une nuit plus tard, on est parfaitement rassuré : le roman de Louise Erdrich est un des plus grands romans américains qu’il nous ait été donné de lire depuis dix ans.
Fine mouche, l’écrivaine commence tout doucement : un brave Indien Ojibwé veilleur de nuit – Thomas le Rat musqué, un clan isolé dans les marais, quelques décisions sournoises que voudrait prendre le gouvernement fédéral en cet an de disgrâce 1955… Puis la plume grandit, l’épervier s’envole, la descendante du veilleur devient une magicienne ou, peut-être, une puissante princesse. C’est que Louise Erdrich est à moitié chippewa (mot dédaigneux pour désigner les Ojibwés), à moitié américaine d’origine allemande, et se fonde d’abord sur les récits de son grand-père, qui a réellement combattu les décisions fédérales et est allé jusqu’à témoigner au Congrès contre le projet de termination que l’État comptait mettre en place afin de déposséder les Indiens de leurs dernières terres.

Tandis que nous suivons le combat du veilleur de nuit, qui convoque tous ses amis – vivants, éclopés, fantômes y compris – nous assistons à la formation de la jeune Patrice, ou Pixie, qui se risquera jusqu’à Minneapolis pour tenter de retrouver sa sœur disparue. Là, il ne s’agira plus de chasser le lièvre ni même l’ours, mais d’affronter des prédateurs autrement plus dangereux, qui fournissent en gamines indiennes égarées les fonds de cale des bateaux à aube…

Tout ce petit monde vivait jusque là dans une nature sauvage, inviolée : Thomas avait pris son fusil pour aller rendre visite à son père. Peut-être qu’en chemin il débusquerait une perdrix ou surprendrait un chevreuil. Mais il va se contenter de ramasser des pukkons, sortes de noisettes dont son père raffole. Ils en décortiquent une, et là :
Dans l’une des bogues il y avait une cétoine dorée, comme tout droit sortie d’un récit fondateur ou d’un conte de fées. Sa carapace fourchue brillait, métallique. Le coléoptère demeura un moment sur la main de Biboon, puis ouvrit son armure étincelante et déploya de robustes ailes noires avant de disparaître en bourdonnant dans l’obscurité qui gagnait.
- On aurait dit une pépite d’or, remarqua Thomas.

Le monde qui regorge de ce genre de pépites est appelé à disparaître.       
Les jeunes Indiens qui s’entraînent à la boxe, la petite chercheuse en anthropologie qui vient étudier sa famille, la maman de Pixie qui connaît herbes et magies, Pixie elle-même qui revient avec le bébé de sa sœur, mais sans celle-ci, toutes ces personnes voient autour d’eux le monde s’effondrer, tandis que l’hiver et la faim approchent. De la splendeur des libres Indiens du temps jadis, il ne reste que des costumes, quelques chants, des rituels surprenants et une foi désespérée en l’avenir.

Avec une force extraordinaire, Louise Erdrich nous montre que ses personnages ne cesseront jamais d’espérer, même Pixie la mystérieuse : Elle se glissa hors du lit et gagna la fenêtre, dont la vitre était à moitié mangée par les fougères du givre. Une autre voiture tourna dans la rue, et les motifs s’embrasèrent de vert et d’or. Vivante, semblaient-ils dire, vivante !

Ce n’est pas le moindre mérite de ce très grand livre que d’affirmer que la lutte paiera, que l’espoir ne sera pas toujours déçu, que reviendra la disparue. Avec une audace et une sincérité incroyables, Louis Erdrich explique dans sa postface ce qui s’est produit ensuite, et comment cela a pu influencer la vie de sa famille, et sa décision de devenir écrivain.
Elle a réussi : merveilleusement traduit par Sarah Gurcel, son livre est de ceux que nous voulons garder longtemps entre nos mains, et chérir. Je ne prêterais pas le mien pour tout l’or du monde.

Bertrand du Chambon

Louise Erdrich, Celui qui veille, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sarah Gurcel, Albin Michel, janvier 2022, 542 p.-, 24 €

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