Oeuvres complètes de Lucien de Samosate : Cosmicomique !

La publication des Œuvres complètes de Lucien de Samosate dans la collection « Bouquins » montre à quel point avaient tort ceux qui se hâtaient de classer cet auteur parmi les « auteurs mineurs ».


Connu ? Assurément. Reconnu ? C’est moins sûr. Tout lycéen ayant fait un peu de grec dans sa vie a traduit quelques lignes, sinon quelques pages de Lucien. Lucien est en effet un écrivain facile à comprendre et drôle. Mais il est évident qu’en France, ces deux qualités sont des défauts rédhibitoires. Un auteur aussi idéalement scolaire ne saurait être un grand auteur. Mutatis mutandis, Lucien a subi le traitement infligé pendant longtemps à La Fontaine, qui dut attendre des décennies avant d’être inscrit au programme de l’agrégation — on le lisait à l’école primaire, n’était-ce point suffisant ?


Il est vrai que, comme La Fontaine, Lucien a toujours l’air de ne pas y toucher. Les textes qu’il compose, quelle que soit leur forme, dépassent rarement une quinzaine de pages et, quand cette forme est — souvent — celle du dialogue, nous sommes plutôt face à des sketchs qu’à de véritables pièces de théâtre. Seulement, avec ses airs de ne pas y toucher, Lucien touche à tout, et dans le bon sens du terme. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Rien de ce qui est divin non plus, d’ailleurs. Philosophes, courtisanes, nouveaux riches, parasites, dieux, nymphes, déesses — tout le monde en prend pour son grade. On pourra même trouver chez lui, dans certaines pages, sur la notion de blasphème, des réflexions qui auraient aisément eu leur place dans de récents débats. Au fil de ces saynètes innombrables se constitue donc un portrait de toute la société de l’Empire romain au IIe siècle ap. J.-C., et de l’humanité en général, puisque toutes les barrières du Temps et de l’Espace-Temps explosent joyeusement. Se rencontrent, ou se retrouvent au fond des Enfers, dans les Dialogues des morts, pères et fils, dieux et hommes, héros mythiques et réels. Lucien n’a pas attendu Georges Méliès ou George Lucas pour nous faire explorer la lune et les étoiles et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, même si le terme n’existait pas en grec, le genre du space opera n’est pas une invention nouvelle. Inversement, ce même Lucien est l’auteur du premier traité d’historiographie en bonne et due forme jamais écrit. Champion, donc, tout à la fois, du nonsense et du no-nonsense.


Loin d’être une marque de dilettantisme, cette atomisation des thèmes abordés reflète une unité magistrale de l’œuvre, qu’un volume de la collection « Bouquins » a la bonne idée de nous proposer enfin « d’un seul tenant » (jusque-là, les éditions de Lucien ne manquaient pas, mais sa réputation d’auteur facile, et donc peu sérieux, faisait que ces éditions n’étaient le plus souvent que des « best of »). Cette multiplicité de textes, ce foisonnement de dialogues et de points de vue montrent d’abord une chose : nos maîtres de philosophie se trompaient quand ils affirmaient catégoriquement que la notion d’individu n’existait pas dans l’Antiquité. Certes, abstraction faite de quelques rhéteurs pervers, les Anciens n’ont cessé de répéter que l’intérêt général devait toujours l’emporter sur l’intérêt personnel. Mais qu’on jette donc un coup d’œil sur ce dialogue entre une courtisane et son client. Qui donc se plaint de la froideur et de l’indifférence de l’autre ? Eh bien, non pas le client, comme on pourrait l’imaginer, mais la courtisane. Ne vient-elle pas de s’acquitter de sa tâche avec un soin exemplaire ? Cette conscience professionnelle, qui n’appartient qu’à elle, ne devrait-elle pas lui valoir une reconnaissance particulière ?


Quant à la forme même de l’œuvre de Lucien, elle est comme une défense et illustration de la seule philosophie qui trouve véritablement grâce à ses yeux. Cette atomisation des textes fait écho aux atomes d’Épicure et de Lucrèce — à ces « particules élémentaires » apparemment négligeables lorsqu’elles sont prises individuellement, mais qui, combinées, forment le monde et le cosmos. Oui, et l’on nous pardonnera de citer encore La Fontaine, Lucien nous offre « une ample comédie à cent actes divers, et dont la scène est l’univers ».


Saluons ici le travail d’Alain Billault et d’Émeline Marquis. L’introduction, tout à la fois lumineuse et érudite, du premier, les notules de présentation, précises et concises, de l’un et de l’autre pour chaque texte, nous semblent porter bien plus efficacement les couleurs de la culture classique et de l’Antiquité gréco-latine que certaines proclamations rageuses qui s’étalent depuis quelques semaines dans nos journaux et qui, même si elles sont remplies de bonnes intentions, ne sont rien de plus que des pétitions de principe. Si l’on croit, avec Rousseau, que les méthodes n’ont pas grande importance dans l’éducation, et qu’il convient d’abord et avant tout de donner le goût des choses, il n’est pas interdit d’offrir à de jeunes gens cette vieille vieillerie. Ils seront tout étonnés de découvrir à quel point elle peut être actuelle.


Une très large partie de l’œuvre de Lucien se présente sous la forme de dialogues. Faut-il voir dans ces dialogues une expression de ce que l’helléniste Moses Finley a défini comme étant l’essence même de l’âme grecque — l’agôn (la joute) ?


Alain BILLAULT <> Il est certain que beaucoup des dialogues de Lucien sont agonistiques. Ce sont des débats et même des combats. A la fin, il y a un vainqueur et un vaincu. Dans les Ressuscités ou le pêcheur, les philosophes en colère veulent lapider sans jugement Parrhésiadès, qui est le double de Lucien. Ils finissent par l’acquitter à l’unanimité. Lucien revendique, dans la Double accusation, d’avoir régénéré la forme du dialogue. Il y a introduit la dispute, la polémique, la raillerie, loin des spéculations exploratoires et des exposés ordonnés de Platon. D’où une certaine dramatisation, une certaine théâtralisation de ses dialogues qui rejoint la tradition théâtrale de l’agôn.


Est-ce pour garder cet esprit que vous vous êtes mis à deux pour établir cette édition de Lucien ? Et comment est né le projet de publier tout Lucien ?


J’ai eu le plaisir de faire ce livre avec Emeline Marquis, une jeune et brillante chercheuse qui a été récemment recrutée par le C.N.R.S. Son apport a été très précieux et je ne me rappelle pas qu’il y ait eu quoi que ce soit d’agonistique entre nous !

L’idée de publier en un seul volume la traduction de Lucien par Émile Chambry vient de Dominique Goust. C’est une excellente idée pour plusieurs raisons. D’abord, elle est adaptée à la vocation de la collection « Bouquins », qui publie souvent des sommes. Ensuite, elle facilite l’accès à toute l’œuvre de Lucien dont il existait surtout des traductions partielles et dispersées. Même la traduction de Chambry avait été, à l’origine, publiée en trois volumes successifs. Enfin, cette publication permet de mettre Lucien à sa vraie place, celle d’un des grands auteurs grecs de l’époque impériale, aux côtés de Plutarque et de Dion Chrysostome. Lucien n’est pas du tout un écrivain mineur. Il a écrit une œuvre à la fois abondante et variée. Elle est aussi d’une grande qualité littéraire, ce qui explique qu’elle ait pu traverser les siècles en intéressant des auteurs aussi différents qu’Érasme, Rabelais et Voltaire.


Il y a trente ans, on se contentait de parler de « Lucien ». Pourquoi est-il de bon ton de dire aujourd’hui « Lucien de Samosate » ?


Ce n’est pas obligatoire. On peut toujours dire « Lucien » tout court ! Mais l’appellation « Lucien de Samosate » est entrée dans les mœurs des philologues. On l’emploie couramment, comme on dit « Dion de Pruse » lorsqu’on ne veut pas dire « Dion Chrysostome ».


Vous avez évoqué l’influence de Lucien sur des auteurs comme Rabelais ou Voltaire, mais que faut-il penser, inversement, de la manière quasi-obsessionnelle dont il fait référence à Homère dans tout ce qu’il écrit ?


Homère est omniprésent chez Lucien comme il l’est chez Dion Chrysostome et chez beaucoup d’autres auteurs de l’époque impériale, sans parler des époques précédentes. Les Grecs ne pouvaient pas et ne voulaient pas se débarrasser d’Homère. Même Platon, qui a instruit son procès, n’y est pas parvenu. Il le cite d’ailleurs lui-même souvent. La condamnation philosophique d’Homère par Platon dans la République est restée sans conséquence. Les Grecs l’ont contournée et ont poursuivi leur chemin en compagnie d’Homère. Les poèmes homériques sont une sorte d’horizon permanent de la littérature grecque, mais chacun s’arrange avec cet horizon.

Lucien n’est pas toujours confit en admiration devant Homère. Il se moque parfois de lui, comme lorsqu’il dénonce les mensonges d’Ulysse dans les Histoires vraies. Il l’utilise comme un ressort comique pour donner une allure épique à des scènes burlesques, comme dans les Ressuscités ou le pêcheur ou dans Charon ou les contemplateurs. Il s’en inspire aussi beaucoup pour ses mises en scène de la vie des dieux sur l’Olympe. Et il le continue dans les Histoires vraies, qui sont une sorte de suite fantastique à l’Odyssée. Lucien dialogue donc avec Homère à sa manière qui n’est pas toujours respectueuse, mais qui n’est jamais indifférente. Son Homère est un Homère vivant qu’il interpelle, et non un simple ornement littéraire de convention.


Que faut-il penser de ses rapports avec les philosophes ? V.-H. Debidour, dans son introduction aux Nuées, exprimait l’idée suivant laquelle Socrate et Aristophane devaient être en train de deviser gaiement aux Enfers, malgré tout le mal que le second avait dit du premier. Ne peut-on imaginer la même chose pour Lucien et pour ces philosophes qu’il n’a pas hésité à mettre à l’encan ?


Oui, certainement. Lucien traite les grands philosophes comme des familiers. Ce n’est pas un théoricien et il y aurait beaucoup à redire sur la présentation qu’il donne de leurs doctrines. Mais il s’intéresse à leur image, c’est-à-dire à l’opinion commune qu’on pouvait en avoir à son époque, et il en tire toute sorte d’effets. Sa manière de les traiter a un côté guignolesque ; il ne résiste pas toujours à la tentation du jeu de massacre. Mais il ne les met pas tous dans le même sac. Il se moque des stoïciens, sans doute à cause de leur prestige à l’époque impériale, mais il a de la sympathie pour les épicuriens. Il fait un éloge dithyrambique d’Épicure dans Alexandre ou le faux prophète. Quant à Socrate, il le considère comme un personnage folklorique avec qui, en effet, on peut imaginer qu’il boirait volontiers un verre aux Enfers.


Est-ce à dire que les attaques de Lucien contre la philosophie et la religion sont moins originales et moins audacieuses qu’on pourrait le croire ?


Une partie des idées exprimées par Lucien rejoint des lieux communs de la littérature grecque. Son image des intellectuels, et en particulier des philosophes, ne diffère de fait pas beaucoup de celle qu’en donne Aristophane dans les Nuées. Sa critique des passions des hommes et des grandeurs d’établissement doit beaucoup au socratisme et au cynisme. Et sa représentation des dieux s’inscrit dans le sillage de celle d’Homère. Mais la vigueur de son expression, le relief qu’il donne à ses scènes et à ses discours satiriques donne à ces éléments et à ces thèmes une force et une virulence subversive renouvelées.


Cette édition de Lucien paraît à un moment où l’on voit de nouveau circuler sur Internet des pétitions pour la défense du latin et du grec…


Ce livre peut contribuer à la défense et à l’illustration des humanités classiques dans la mesure où il met à la disposition du grand public une œuvre importante de la littérature antique. La littérature antique n’est pas et ne doit pas être réservée aux spécialistes. Tout le monde peut y prendre du plaisir et y trouver de l’intérêt. Le grand public voudra-t-il aller vers l’œuvre de Lucien, même s’il ne la connaît pas encore, ou justement parce qu’il ne la connaît pas ? Je le souhaite. En tout cas, tout a été fait pour lui en faciliter l’accès et lui en rendre la découverte agréable.


Propos recueillis par FAL


Lucien de Samosate

Œuvres complètes

Traduction d’Émile Chambry

révisée et annotée par Alain Billault et Émeline Marquis

avec la collaboration de Dominique Goust

Robert Laffont, collection Bouquins

Janvier 2015

32,00€

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Merci pour cet article utile et motivant.