Fabuleuse Lucienne !

En février dernier, les éditions du jais publiaient un recueil de 12 fables inédites de Lucienne Desnoues. Ce qui est un événement puisque jusque-là, hélas, plus rien n'avait paru d'elle depuis belle lurette.
De plus, ces fables méritent vraiment d'être connues, ne serait-ce que pour le pur plaisir qu'y distille leur esprit atypique ! C'est ce que, arguments divers à l'appui, j'essaie d'exprimer ci-dessous.

Le langage me paraît être la plus stupéfiante création de l'homme. La poésie, c'est la fête du langage. Une fête où chacun reste dans son coin tourne au désastre. Voilà ce qui me semble arriver chez les muses, depuis qu'il est de rigueur de s'y travestir en sphinx. L D

Lucienne Desnoues a fait partie dans son enfance et sa prime jeunesse de ces générations écolières pour lesquelles ce "monument national" qu'est le grand La Fontaine était chaque année forcément au programme.
Aujourd'hui qu'il n'y est plus, beaucoup moins, ou si peu, cette douzaine de fables pourrait donc, venant de sa part, apparaître comme étant une sorte de coup de pied de l'âne au vieux lion, mais il n'en est rien. 
Il s'agit plutôt pour Lucienne de taquiner ici la morale à travers La Fontaine tout en "taquinant" la fable elle-même par la même occasion ; un genre qu’elle n'a jamais jugé bon de se risquer à pratiquer plume à la main sérieusement, à découvert, car la morale elle n'en usait qu'avec prudence et précaution, comme du poivre, presque en cachette car en privé uniquement, pour en faire profiter quelque peu au besoin sa vie intérieure, par petites prises ou légers saupoudrages, pas plus, pas moins, à bon escient, s'en méfiant presque autant que de tant de proverbes et maximes qui traînent. 
Ne jamais jeter le manche après la cognée, car toujours d'un mal peut sortir un bien, assurait-elle pourtant, par exemple, avec sagesse afin de réconforter. Et au cas où, la concernant, elle s'y tenait, y puisait des forces absolument.
Mais l'expérience de la vie offre en effet en le domaine tant de cas contradictoires, inverses ou dissidents, n’est-ce pas, aux règles soi-disant générales, que...morale de l'histoire, il vaut sans doute mieux en rire pendant qu'il est temps !
Ce à quoi la fabuleuse autant que facétieuse Lucienne nous entraîne avec élan, sans plaindre le sel de l'humour en le cas indispensable au croquant, sans toutefois non plus rogner par ailleurs le moins du monde les ailes richement emplumées, étonnantes, d'un art d'écrire inventif, toujours aussi stylé, coloré, efficace.

Ainsi parvient-elle haut la main à faire s'enrouler et se développer à l'envi, avec aisance, chacune de ses douze fables autour de celles – correspondantes – de La Fontaine qui, peut-on penser, eut été ravi de les connaître, ainsi que leur auteur. 
Mais cela, pour sûr, sans réelle prétention de rivalité, sans une once non plus de véritable irrévérence, plutôt comme s'y prend au bord du ruisseau le grand liseron s’amourachant – lui par pur atavisme, mais Lucienne en toute connaissance de cause – de telle ou telle plante indigène voisine, plus haute et plus statique, plus ligneuse aussi, qu'il choisit en fait pour idéal tuteur.

Faire s’abaisser la fameuse fourmi aux pieds de la non moins fameuse cigale, faire d’un héron bien français un oiseau japonais, baptiser Perrette la vache de Suzanne, faire tirer un coche par une mouche géante, ainsi de suite, ces divers transformismes ne sont-ils point déjà, tels quels, en eux-mêmes, délices poétiques ?
Quant à la sacro-sainte morale, je lis à la fin de l’une des fables qu'au lieu de lui donner, comme il se doit en le genre, pouvoir de conclusion, Lucienne y livre cette fois-ci à la place, noir sur blanc, la recette par l'exemple de comment lui tordre le cou par une pirouette exécutée en vitesse comme si de rien était au moment le plus opportun : 

Peu de logique ici. De moralité point.
Mais la moralité, je la pressens qui point :
Tout simplement ma plume s'est complu
À se tremper dans l'encre à couleur farfelue.
Un brin de déraison peut nous venir à point.
Gens solennels, je vous salue !

Quand l'idée est venue à Lucienne d'écrire bien à sa façon, et peut-être à la file, cette douzaine de fables à contre-courant de celles de La Fontaine, on imagine facilement, à leur esprit, combien elle a dû dès lors s'amuser à propos de chacune en amont de leur rédaction définitive ; combien déjà leurs brouillons eux-mêmes, s’il y en a eu, s'en trouvèrent à n'en pas douter diversement savoureux en leurs subtiles variantes de fond comme de forme.

Réécrire des fables de La Fontaine n’est pourtant pas, en rien, chose facile ; personne n’en doute : c’est en tout cas pour Lucienne se frotter quelque peu – quoiqu’armée, certes, de pied en cap d'un rare talent très classique – à celui, fort puissant, du grand maître français incontesté en la matière, se colleter en même temps par ailleurs, à travers lui, à un genre littéraire aujourd’hui depuis longtemps désuet et réussir à travers le temps, malgré tout, à le revitaliser sur pied en choisissant d'y pratiquer en une sorte de greffe amoureuse – belle trouvaille ! – l'humour et la malice plutôt que la morale seule, comme autrefois uniquement et obligatoirement indiqué dans les règles de l’art.

Il va de soi qu’il lui fallait donc avoir le plus parfait culot allié à une belle assurance pour réaliser ce tour de force littéraire, en relever haut la main le défi, faire du même coup en sorte que l'entreprise ne puisse, en aucun cas, virer à la pure et simple rigolade en telle ou telle fable selon tel ou tel degré de lecture.
Une réussite aussi évidente, aussi joyeuse, sensible et intelligente, eût été fort improbable, il me semble, pour tout autre poète qu’elle de son temps.

S’atteler à des fables, cela ne découlait-il pas, au fond, pour l’écrivain-poète d'une volonté, consciente ou inconsciente, de remise en question interne de son art ? Celle de revenir par là, en partie, sur ce qu'elle savait faire en le confrontant, impromptu, à des sujets difficiles parce que connus, archi connus, et surtout reconnus comme appartenant au panthéon littéraire au bout de tant de vénération et d’années scolaires françaises pur jus.

N’est-ce pas, me disait un ami de sa poésie, que lorsque ces fables signées Lucienne Desnoues se retrouveront pourtant elles aussi bel et bien un jour ou l’autre au programme, les jeunes générations d’écoliers les apprécieront sans doute d'autant plus à leur juste valeur qu'il n'y aura déjà peut-être plus beaucoup de cigales, je veux dire par là de poètes capables, comme elle, de réenchanter quelque peu de nouveau si familièrement leur monde ?
Et il poursuivait en ce sens, sur le même ton prémonitoire : Ce n’est qu’au débouché de son actuel purgatoire éditorial que la poésie de Lucienne apparaîtra, alors plus que jamais vivante, dans toute sa splendeur et dans toute sa gloire, comme étant entre toutes une ressource intérieure précieuse, rare et féconde, un secours poétique providentiel, une aide spirituelle des plus efficaces auprès de celles et ceux qui, alors, la découvriront.
Avec, ici, l’humour en prime pourrait-on ajouter.

Quoi qu’il en soit et qu’en dehors de sa poésie proprement dite Lucienne se fasse encore conteuse, préfacière, épistolière ou fabuliste, elle y est, et demeure là aussi il est vrai pour toujours, avant tout grand poète au sujet duquel se dégage chez le lecteur un sentiment de vive reconnaissance pour de telles richesses diverses et tant de pure générosité.

Que celles et ceux – associations y comprises – qui ne se sont pas encore "émus" de cette parution s'avancent, ils ne le regretteront pas !

André Lombard

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Lucienne Desnoues, Les Fables d’Étalon Naïf, illustrations de Frédérique Haüy, Les éditions du jais, février 2022, 50 p.-, 12 €

Pour toute commande, frais de port offerts : les éditions du jais, 25 rue Cuvier 11100 Narbonne, ou, plus rapide : jacques.ibanes@orange.fr

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