Les salutaires Recherches philosophiques de Wittgenstein

Ludwig Wittgenstein est mondialement connu pour son Tractatus, mais ce serait un tantinet réducteur de s’en tenir là, car l’œuvre maîtresse pourrait bien se tenir plutôt ici, dans cette seconde manière, comme le nomment les spécialistes. Et l’on sera d’autant plus curieux d’aller y voir de plus près que ce livre-ci présente une traduction nouvelle, de 2001, les dernières datant de 1967, 1958… Mais l’attrait principal de ces textes c’est bien qu’ils furent rédigés dans une langue courante, et non un charabia philosophique et technique, si bien que le plus grand nombre peut s’en emparer.

 

C’est aussi ce qui fait de Wittgenstein un philosophe moderne, il ne pouvait concevoir que l’on s’enferme dans une discipline en excluant les autres, et surtout dans le domaine de la philosophie qui est censée apporter aide et réconfort, en ouvrant ces fameuses portes fermées à double tour qui empêchent notre âme de s’aérer correctement. À ses yeux, les questions philosophiques sont tout sauf sublimes et abstraites à la fois, leur traitement requiert donc une attention particulière et non la mise ne place d’un appareil complexe… "L’aura de la philosophie s’est perdue", affirmait Wittgenstein dans l’un de ses cours, en 1930, regrettant ce concept de méthode. D’où un langage très simple utilisé ici.

 

Lorsque je dis : "Il était là il y a une demi-heure" à partir du souvenir que j’en ai – je ne décris pas l’expérience que j’ai en ce moment.

Les expériences mémorielles sont des phénomènes qui accompagnent le souvenir.

 

Le souvenir n’a pas de contenu d’expérience vécue. – Cela, ne peut-on pas le savoir par introspection ? L’introspection ne montre-t-elle pas justement que, si je cherche un contenu, il n’y en a aucun ? – Elle ne pourrait cependant le montrer qu’au cas par cas. Et elle ne peut donc pas me montrer ce que veut dire l’expression "se souvenir", ni par conséquent chercher un tel contenu !

[…]

 

Ces Recherches sont l’illustration vivante de la caractérisation du travail philosophique que Wittgenstein donnait à ses élèves, nous précise Élisabeth Rigal dans son avant-propos. "Il y a du vrai", remarquait-il, "dans cette idée de Schopenhauer qu’un livre de philosophie avec un commencement et une fin est une sorte de contradiction". En effet, pour Wittgenstein, l’idée que la grammaire du langage est comme la géographie d’un pays pour lequel on disposerait seulement de fragments de cartes isolés, amène le philosophe à repérer les connexions par une vue synoptique afin de pouvoir parcourir en tous sens ce drôle de pays en revenant sans cesse sur ses pas. La répétition comme pratique philosophique.

 

Wittgenstein ne va pas s’attacher aux doctrines de ses interlocuteurs mais à leurs arguments – et aux présupposés qu’ils véhiculent. Les Recherches deviennent donc un dialogue à plusieurs voix, au sens de la disputatio. Car qui peut se vanter de connaître la réponse absolue ?

 

Un dernier exemple parmi cent, pour stimuler votre curiosité :

On aimerait parfois dire de la certitude, de la croyance, qu’elles sont des tonalités de la pensée ; et il est vrai qu’elles trouvent leur expression dans le ton du discours. Mais évite donc de les concevoir comme des "sentiments" qu’on éprouverait en parlant ou en pensant !

Ne demande pas : "Que se passe-t-il en nous quand nous sommes certains que… ?" Mais demande : Comment "la certitude qu’il en est ainsi" s’exprime-t-elle dans la façon d’agir des hommes ?

 

François Xavier

 

Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, traduit de l’allemande par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud & Élisabeth Rigal, Avant-propos et apparat critique d’Élisabeth Rigal, Gallimard, coll. "Tel" n°404, janvier 2014, 392 p. – 9,90 €

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