Le Faon de Magda Szabo - un roman féroce et entêtant

LE FAON« Je suis protestante, ma famille est protestante, alors je proteste »

Protester, Magda Szabò l’a fait et c’est pour cela que nous ne découvrons que tardivement celle qui est considérée comme l’un des auteurs contemporains hongrois les plus célèbres. Ses premières œuvres, publiées pendant la seconde guerre mondiale, rencontrent un grand succès et elle est saluée comme un des grands espoirs de la littérature. Pourtant, elle est rayée de la carte littéraire hongroise après la guerre. Elle refuse de se ranger sous la bannière des auteurs au service du régime communiste et de se plier à leurs commandes. Censurée, elle est même renvoyée du poste qu’elle occupait au ministère de la religion et de l’éducation. Ce long silence littéraire n’est rompu qu’à la fin des années 50 lorsque le régime lâche un peu du lest. Elle en profite pour publier le Faon en 1958. Quelques uns de ses manuscrits passent alors clandestinement à l’étranger et atterrissent dans les mains de l’écrivain allemand Herman Hesse qui s’adresse en ces termes à son éditeur : « Avec Fran Szabò, vous avez pêché un poisson en or. Achetez toute son œuvre, ce qu’elle écrit et écrira. » Il a cependant fallu attendre 2003 pour que cet excellent auteur soit publié en France lorsque les publications Viviane Hamy publient  La porte, écrit en 1987, et qui reçoit le prix Femina étranger.

La jalousie, une folie douce

Le Faon, c'est l’histoire d’Eszter Encsy, la narratrice qui fait le bilan d’une vie marquée par la jalousie viscérale qu’elle porte à Angela, sa cousine, qui symbolise tout ce qu’elle n’a pas connu dans son enfance. Comédienne célèbre, elle livre sa vie intérieure, ses pensées, ses souvenirs décousus entre lesquels elle essaye de faire le lien pour expliquer, de façon quasi clinique, sa haine envers Angela, son double. Tout commence par la frustration de son enfance : née dans une famille de la vieille aristocratie hongroise, elle subit au fil des ans la déchéance sociale de ses parents. Sa mère donne des cours de piano à de jeunes filles riches tandis que son père, avocat, prodigue ses conseils gratuitement. Pour faire face, Eszter court après l’argent et s’astreint à l’excellence. Lorsqu’elle rencontre Angela, fillette riche, heureuse, choyée et protégée par sa famille, cherchant désespérément son amitié, elle conçoit pour elle une jalousie irrationnelle. Sa perfection, son amitié lui sont insupportables. Enfant, cette jalousie se cristallise sur le faon d’Angela, objet de jalousie, qu’elle mène à la mort sans le vouloir. Cette haine ressurgit lorsqu’elle découvre, des années plus tard, que son amant n’est autre que le mari d’Angela.

Cet amant, elle va l’aimer follement mais aussi le détester et se montrer d’une cruauté quasi jouissive envers celui qui l’aime exclusivement mais qui continue par devoir à prendre soin de sa rivale de toujours. Elle lui fait payer sa fidélité à son épouse et déverse sur lui ce qu’elle a gardé si longtemps en elle. Une haine mortifère, qui la détruit, la fait sombrer peu à peu dans la folie.

Eszter navigue entre les souvenirs de son enfance, ceux de son amour, commençant des phrases sans les finir, en commençant d’autres, toujours sur le fil entre folie et sincérité. Parfois, l’on se perd dans le dédale de ses souvenirs mais c’est pour mieux nous faire ressentir la puissance irrationnelle de ce sentiment qu’est la jalousie. Une lecture parfois difficile mais dont on est récompensé par la richesse des émotions qu’elle nous livre.

Le Faon c’est aussi l’occasion pour Magda Szabò de nous livrer une image de la Hongrie soumise aux règles du parti communiste. L’enfance pauvre et douloureuse d’Eszter, pourtant aristocrate, devient un élément valorisant pour le parti. Emil, frère d’Angela, meurt en combattant pour le parti : il est d’abord la honte de la famille, celui qui oblige la famille à quitter la ville. Sous le gouvernement communiste, il devient le héro d’une nation, objet de propagande stalinienne autour duquel Angela consacre sa vie et finit par perdre la raison. 

Julie Lecanu

 

Magda Szabo, Le Faon, Viviane Hamy, janvier 2008, 237 pages, 21 euros.

 

1 commentaire

Tout est bien dit dans la critique ci-dessus, sauf quelques éléments.  L'une, je trouve exagéré de dire qu'Esther "sombre dans la folie" ou qu'Angela "perd la raison".  Cela présuppose une très étroite conception de ce qui est "normale".  Esther est troublée, bouleversée, excessive dans sa jalousie et sa haine, mais elle n'est pas folle, et les sauts dans sa pensée suivent parfaitement les liaisons que nous faisons tous dans nos pensées; c'est la technique du "stream of consciousness" dont les débuts se trouvent en Proust et qui a été amenée plus loin par des anglais tel Virginia Woolf et James Joyce.   A part elle-même, personne ne connaît la vérité sur la vie d'Esther, et dans cette monologue adressée à un mort elle nous la révèle enfin.  Angela se laisse fondre dans son travail, mais elle n'est pas folle non plus.

Deuxièmement, je trouve que vous ne faites pas assez cas de son satire de l'hypocrisie communiste: ce n'est pas son enfance malheureuse et défavorisée qui plaît aux autorités, on veut la présenter comme une "bourgeoise repentie" et l'oblige justement à récrire son autobiographie pour y décrire une enfance privilégiée.  L'histoire d'Emil est aussi ironique: il n'est nullement un héros, n'est pas mort sur le champ de bataille, mais dans un camp pénitentiaire pour déserteurs; cela plaît aux autorités de falsifier les faits pour trouver en lui un héros.