À la recherche du temps perdu

Qu’aurions-nous de mieux à faire, perdus dans cette galère mondialisée, que de consacrer nos derniers instants de liberté à jouir de notre folie libertaire, justement, en nous coupant volontairement du monde digital pour recouvrer le temps lent, long, étiré à l’infini dans un canevas de phrases musicales si parfaites qu’ainsi tressées dans un livre, puis deux puis d’autres, donneront le Livre par excellence, et feront de son auteur, Marcel Proust, le boss, comme diraient les d’jeunes qui lisent avec leur pouce et parlent en monosyllabes…

Pourfendeur, jadis, des conventions, le fondateur de la NRF devenue Gallimard, osait publier l’impossible, même si le premier tirage de ce chef-d’œuvre fut à compte d’auteur, l’éditeur se rattrapa par la suite, et accueillit aussi d’autres trublions dont Céline n’est pas le dernier. Plus enclin au consensus, l’actuel pédégé valida tout de même cette belle initiative de profiter du centième anniversaire de la mort de Proust pour éditer un tirage limité – et donc exceptionnel – du texte intégral et nu : le texte, rien que le texte – un peu comme la suite, la suite ! crie d’amour des enfants Malaussène, autre saga infernale et jubilatoire hébergée rue Sébastien Bottin – donc ici point de notes florissantes ni d’Esquisses ou d’appareil scientifique, cela restant l’apanage de l’édition en quatre volumes ; ici c’est deux fois 1500 pages, un peu comme une édition de poche (sic).

Sachant désormais que le temps perdu l’est pour toujours, devinant que l’on va encore se faire emmerder pendant cinq ans, alors autant jouer son vatout et raccrocher les gants. À quoi bon, comme chantait Serge Gainsbourg, se battre, surperformer, repousser les limites et que sais-je encore pour quoi, finalement ? Cocher une case de plus ? Frimer devant ses collègues ? Amadouer son directeur ? La vie occidentale nous a détruis, nous sommes perdus, enlisés dans un magma consumériste à tel point que le seul sujet de la campagne est le sacro-saint pouvoir d’achat, quelle ironie ! Adieu culture, beauté, spiritualité, qualité de vie, oisiveté, paresse, temps, réflexion, contemplation… Il faut aller toujours plus vite. Mais personne ne dit où, ni surtout pour quoi faire ?
J'ai passé ces trois jours à faire de la moto dans l'arrière-pays varois, seul avec les champs d'oliviers, les moutons, un chien ici, un rapace là, le chant du vent, la mélodie de l'eau cascadant depuis la montagne, le vide des gorges ou le parfum des mimosas en fleurs. Que n'ai-je besoin d'un téléphone, du metaverse ou de la théorie du genre ? Seule la beauté de la nature suffit à mon bonheur...

Seule la littérature, et en particulier Proust, offre un retour possible vers les temps abolis par la seule force évocatrice des mots juxtaposés dans un ordre précis, créant un style, une musique, une atmosphère propices à la pensée, au déroulement d’une action dans l’extrême précision des faits. Écrire pour conjurer le sort, répondre à une absence, ouvrir un possible… Écrire pour rapprocher les êtres qui passent leur temps à se courir après comme s’ils ne faisaient pas exprès de se fuir dans un jeu sociétal d’une rare hypocrisie ; mais que ne ferait-on pas par convenance ?
Alors on puise dans ses souvenirs pour raviver le plaisir de ces portes qui s’ouvrent sur une autre réalité, implacable, et immortelle, ainsi le temps se fige et le temps de l’enfance recouvre ses droits :

Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant – à l’heure où s’éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais inséparable de lui – je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne.

Ce sera l’essence des choses et des êtres qui commandera le désir, par delà leur existence temporelle, magie de la narration, liberté du narrateur… et pour ce faire, rien ne remplace le rêve éveillé, combinaison parfaite donnant toute sa puissance à la pensée en abolissant les frontières, en se jouant des raisons du monde réel. Le sommeil nous arrache au temps en nous plongeant dans l’illusion des limbes originelles, ce Grand Tout. Est-ce l'influence de William James et de sa célèbre phrase : il est scientifiquement démontré que le cerveau humain est incapable de distinguer entre le rêve et la réalité qui inspira Proust ?

François Xavier

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, tome I & tome II, édition de Jean-Yves Tadié, volume relié pleine peau sous coffret illustré, coll. La Pléiade tirage spécial limité, Gallimard, avril 2022, 736 p.-, 110 € jusqu’au 31 octobre 2022 puis 125 €

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