« Le tour de la prison » de Marguerite Yourcenar ou comment élargir son horizon…

Vers la fin de sa vie, Marguerite Yourcenar avait en projet un recueil de récits de voyages, dont la plupart avaient déjà pris leur forme définitive. L’édition présente, tirée du manuscrit de l’ouvrage, y adjoint une conférence sur le thème des voyages.


On aborde la lecture du volume avec une certaine appréhension, en se demandant s’il s’agit des fonds de tiroir d’un écrivain diminué par l’âge. Heureuse surprise : presque tous les textes  sont d’un niveau digne de la réputation de Yourcenar ; mieux encore, ils révèlent des aspects de sa personnalité et de sa tournure d’esprit qui nous la rendent à la fois admirable, proche et attachante.


Les lecteurs familiarisés avec ses romans ne s’étonneront pas de l’insatiable curiosité dont témoignent ses récits de voyage, mais seront probablement frappés par le sens de l’humour qui se déploie ici, par exemple dans « L’air et l’eau éternels », récit d’une croisière peuplée de créatures cocasses, ou dans « L’Italienne à Alger », où il s’agit d’un périple sur les traces de la ruée vers l’or, dans un Alaska qui s’avère tout sauf propre à faire rêver, si bien que les compagnons de voyage finissent par se promettre mutuellement « un mois de séjour gratuit à Skagwey » en guise de récompense (par antiphrase) pour le gagnant de leurs jeux de société. Aussi douée pour restituer la beauté d’une vue en quelques mots que pour exprimer sa déception, et toujours soucieuse d’objectivité, la romancière passe d’un aperçu lyrique à une observation de ce genre : « Plus loin encore, une ville sauvagement américanisée se dresse, qui semble née de l’union d’un silo et d’une pompe à essence, bénie par un ordinateur. » On savoure les accès d’ironie de Yourcenar avec d’autant plus de plaisir qu’ils se mêlent à des aperçus profonds, graves ou mélancoliques, et à des formules qui rendent ses impressions avec une justesse magistrale, comme par exemple « un haut cargo blanc, de forme si parfaite qu’on eût cru voir le principe d’Archimède flottant sur la mer, se faufilant entre les îles pour gagner le Pacifique » (p. 47).


Plusieurs textes du volume sont consacrés au Japon et aux écrivains japonais (poètes ou prosateurs) chers à l’auteur. Leur lecture est tantôt émouvante, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de Bashô, tantôt à la limite du perturbant, quand Yourcenar retrace les dernières heures de Mishima ou l’histoire des quarante-sept rônin, d’une violence effarante et qui nous amène à nous demander quelle part obscure de son psychisme la portait à la fascination pour de tels faits. Son intérêt pour le théâtre traditionnel japonais donne lieu à des évocations bien plus plaisantes, qu’il s’agisse de spectacles vus ou de l’expérience rare narrée dans « La loge de l’acteur ». Quant à la conférence qui clôt le volume, c’est un morceau de choix : une étude aussi fluide qu’érudite des pratiques et des attentes des voyageurs à travers l’Histoire. Les éditeurs ont bien eu raison de l’inclure dans l’ouvrage en guise de conclusion.


On peut classer Le tour de la prison parmi les plus beaux livres de Yourcenar. Que vous soyez un sédentaire invétéré ou blasé à force d’avoir voyagé, ce recueil a de quoi élargir votre horizon.


André Donte

 

Marguerite Yourcenar, Le tour de la prison, coll. Folio, éd. Gallimard, avril 2013, 223 pages, 6,50 €
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