Margaux Fragoso, "Tigre, tigre !" : amoureux ou prédateur sexuel ?

Ce n’est pas un roman, mais une autobiographie, forcément romancée puisqu’elle commence à l’âge de sept ans et s’achève seize ans plus tard. L’auteur fait dans son enfance la connaissance de Peter Curran, un célibataire de 51 ans. Une relation qu’on qualifiera d’amicale se noue ; la confiance s’instaurant, elle dérive vers l’initiation sexuelle, puis le mariage et la grossesse. Après la mort de Curran, l’auteur est évidemment troublée par ce qu’elle a vécu et qui ne semble pas, et en tout cas pas toujours, avoir été déplaisant pour elle. Mais elle n’est pas seule à être troublée : le lecteur l’est aussi, et le langage cru n’aide pas à dissiper la gêne que cause la description d’une liaison entre un homme âgé et une jouvencelle.

 

L’honnêteté contraint à saluer l’objectivité du récit : Curran, pédophile convaincu, n’apparaît certes pas sous un jour odieux. L’homme est cultivé et sensible, par moments tourmenté, même s’il est également répugnant et assommant comme le sont, du moins on le suppose, tous les pédophiles. C’est à coup sûr ce qu’on appelle un tordu, mais il le doit au fait qu’il a lui-même été victime de viol par des femmes, des « danseuses de claquettes », ce qui le rend incapable de rapports sexuels normaux. L’emprise qu’il exerce progressivement sur la fillette, puis jeune fille, est décrite avec honnêteté et même courage ; elle est, en effet, empreinte de complicité avec le séducteur. Car lorsqu’une assistante sociale, sans doute alertée par le voisinage, vient interroger la jeune fille, alors âgée de seize ans, celle-ci s’efforce de dissimuler la nature de sa relation avec son amant et elle y parvient. C’est donc bien une longue tentative de séduction qui nous est ici décrite, et réussie. Et comme un tel récit suscite sans cesse le jugement, on ne peut que s’étonner de la passivité de la mère et de la totale absence de méfiance de la victime.

 

Ce récit pose bien plus de questions qu’il n’offre de réponses. Il ne suffit pas, en effet, de déclarer dans les dernières pages qu’il faut traiter tous les pédophiles. Force est d’admettre que Curran a été amoureux de sa victime tout au long de sa vie : « Tu es née le jour de Pâques, » lui répétait-il. « Le jour de la Résurrection, du nouvel espoir. Tu es ma résurrection, mon espoir, et tout ce que j’ai en ce monde. Tu es le cadeau que Dieu m’a tout spécialement donné. » C’est là une déclaration quasiment mystique. Les souffrances endurées par Margaux provenaient de la solitude dans laquelle Peter la laissait le dimanche et dans les faveurs qu’il témoignait à une autre femme, Inès.

 

Curran n’a pas non plus fait subir de violences à sa victime pour obtenir ses faveurs : s’il avait eu trente ou quarante ans de moins, l’objet même du récit aurait donc disparu. Cet objet consiste donc dans la différence des âges, facteur social conventionnel qui varie selon les cultures, et dans la recherche pathologique d’un stéréotype d’objet à aimer, facteur psychologique impossible à évaluer hors des frontières de la criminalité. De surcroît, l’affectivité investie par Curran dans la relation brouille ces frontières.

 

Et l’on retrouve le même malaise qu’avait jadis suscité la Lolita de Vladimir Nabokov, autre histoire de tordus qu’on aurait parfois souhaité n’avoir jamais lue.

 

Gerald Messadié

 

Margaux Fragoso, Tigre, tigre !, traduit de l’américain par Marie Darrieussecq, Flammarion, août 2012, 406 p., 21 €

5 commentaires

Il serait souhaitable de lire un livre attentivement avant de le critiquer (à moins que ce ne soit la traduction qui soit en cause). Margaux ne va pas jusqu'au " mariage et [à] la grossesse" : le mariage et la grossesse évoqués dans la postface ne concernent pas Peter (le pédophile) mais le petit ami qu'elle s'est fait en cours de route. Inutile d'en rajouter! 

À l'inverse, il est également faux que Curran ne fasse pas subir de violence à son "amie" (relire la scène de la première fellation et les nombreux coups donnés plus tard dans la relation). Quant à dire que "s’il avait eu trente ou quarante ans de moins", l’objet même du récit aurait donc disparu, j'en doute. La façon dont Peter manipule Margaux repose essentiellement sur la différence d'âge (en plus de sa propre infantilité). Ce qui est exact en revanche, c'est que la pression qu'il exerce repose essentiellement sur le chantage affectif et sur la jalousie qu'éprouve la petite fille. Comme l'écrit l'auteur dans la postface "Les pédophiles sont des maîtres es illusion parce qu'ils s'illusionnent eux-mêmes et réussissent à se convaincre que ce qu'ils font est sans conséquence." Ajoutons que, toujours d'après l'auteur, qui l'aurait découvert après avoir écrit le livre, sa mère et sa tante avaient elles-mêmes été agressées plus jeunes (sans qu'on en sache plus) et que le sujet avait été rendu tabou dans la famille, ce qui pourrait expliquer non seulement l'état psychique désastreux de la mère (dont on ne sait pas très bien si elle est schizophrène ou dépressive ou les deux) mais aussi son aveuglement face au comportement de Peter. 

C'est dingue de lire des bêtises pareilles. 30 ou 40 ans de moins? Vous trouverez normal qu'une petite fille de 8 ans fasse une fellation à un homme même s'il a "seulement" 30 ans?! Quant au reste de l'article, pitié, lisez le livre avant de raconter n'importe quoi. 

Pfffff...Encore un bouquin présentant un pédophile sous un jour sympathique... C'est une manie éditoriale française (c'est chez Flammarion, excusez du peu!),  ou une tendance lourde du site?

 Le fait que  cela soit ici en partie autobiographique  renforce encore le malaise : cette auteure  garde apparemment un excellent souvenir des évènements, et tente de faire passer la situation anormale qu'elle a vécue pour une belle histoire d'amour romantique... Un tel manque de mise en perspective et de distance est ahurissant. C'est le syndrome de Stockholm, ou quoi?
 Merci Lavinia pour votre saine réaction. Je suis étonné que cela soit la seule.
 
Je m'interroge en outre sur l'absoute que semble donner  Gérald au personnage principal en notant que d'une part il aime sa victime, et que d'autre part il ne la violente pas  physiquement. Avec une approche aussi réductrice, on peut sans nul doute vider nos prisons du peu de pédophiles  que l'on a réussi à arrêter.

Merci pour ces commentaires. En train de lire le livre, que je trouve formidable, et j'avais l'impression de ne pas avoir lu le même que le critique... Peter sympathique? Je le trouve personnellement odieux et abject, usant de toutes les formes de manipulation mentale possible envers sa victime: chantage, culpabilisation, mise en rivalité avec d'autres filles ou femmes. Quant à dire que cette jeune fille ne souffrait pas, voire que ça ne lui déplaisait pas... fragilisée par une situation familiale chaotique, en mal d'affection, le prédateur sent ces failles et les exploite et c'est donc  uniquement par peur de perdre son amour qu'elle a cédé à ses demandes sexuelles. Mais à quel prix! Elle devient une jeune fille renfermée sur elle même, incapable d'avoir des relation normales avec les jeunes de son âge. Elle contemple, et envie, de loin, les ados qui vivent une vie "normale", comme anesthésiée,  comme  prise au piège dans l'effroyable toile d'araignée de son bourreau qui s'ingénie à la retenir près de lui. Non, désolée, je n'arrive pas à voir dans ce récit les amours d'une nymphette avec un homme mur. C'est ce que la victime a essayé de faire croire, avec succès, à sa victime. Mais le récit qu'elle fait de cette relation, cru, impitoyable, ne laisse personne dupe, pas elle-même qui semble, des années après, enfin libérée d'une emprise fatale.

Ce livre est écrit par une victime, il me semble qu'il est d'abord nécessaire de respecter l'auteure. De plus, la pédophilie n'est pas présentée sous un jour "sympathique", c'est l'histoire de vie d'une enfant, puis adolescente complètement prisonnière d'une relation "amoureuse" malsaine. D'ailleurs, on voit bien dans le livre l'ambivalence de Margaux, qui dit l'aimer et s'en vouloir et en même temps, être dégoutée par lui... Elle devient anesthésiée à la vie, aux relations, aux autres... C'est une plongée plus ou moins romancée dans l'esprit d'une petite fille, qui évolue dans un climat familial compliqué, et dans une une relation manipulée par un adulte.
Je finirai par dire que pour bien s'occuper d'une victime, il faut d'abord s'occuper de son agresseur. Diaboliser la chose et refuser de la voir ne paraît pas être la solution...