Tout sera oublié, le monumental roman graphique de Mathias Énard & Pierre Marquès, artistes de la mémoire

La mémoire du monde est malade d’amnésie. Un comble mais une vérité. Cela génère des génocides qui succèdent aux génocides, des guerres aux guerres sans que rien ne change. Comme si l’âme humaine était obnubilée par la destruction. Un penchant bien vite mis de côté pour recouvrer un bien-être dérisoire qui reste suspendu au prochain incident qui déclenchera les hostilités. Cette épée de Damoclès rend plus intense les rares moments de paix vécus dans l’instant. Cette immédiateté qui ne permet plus le temps de la réflexion. Extrême perversité de nos sociétés occidentales. Nous avons déporté nos desseins belliqueux chez les autres : Asie dans les années 1950-70, puis Moyen-Orient dans les années 1970-1990 avec un court retour dans les Balkans pour repartir de plus belle au Proche-Orient. Quant à l’Afrique, elle demeure à part : pillée, souillée, vandalisée… Les États-Unis mettent le monde à feu et à sang tout en préservant l’intégrité de leur sol. La guerre oui, mais chez les autres.







Le narrateur est un artiste international à qui l’on a commandé un monument en mémoire de la guerre de l’ex-Yougoslavie. Mais le hic est qu'il ne doit être ni serbe, ni croate, ni bosniaque…
Accueilli par Marina, une architecte qui travaille pour une ONG, il essayera de comprendre l’avant pour évoquer le pendant et parvenir à cet après qui semble fait de bric et de broc… 1984, les Jeux Olympiques d’hiver, à Sarajevo, qui s’en souvient encore ? Qu’est devenu le téléphérique qui partait du cœur de la ville pour monter au pied des pistes ? Qu’est devenue la piste de bobsleigh ?


Mostar est toujours coupé en deux par une ligne invisible. Mostar dont le pont ottoman, reconstruit avec les subsides de l’UNESCO, est une sorte de monument à l’absence de la guerre… qui ne doit pas faire oublier la beauté de la vallée de la Neretva. Or, ériger un monument c’est faire ressortir toute l’horreur du passé, mais à quoi bon ? semble se questionner le narrateur, quelque peu désabusé devant l’infamie humaine.




La Bosnie serait-elle condamnée à ne vendre que son passé et ses blessures ? Jusque dans les corps qui ne pourraient plus s’aimer comme avant ? De cette guerre pour la liberté n’a découlé que misère et destruction. Car personne n’a gagné cette guerre, il ne peut donc y avoir de réconciliation véritable. Pour l’instant, un semblant de concorde demeure par l’alcool et les cigarettes, ce mode de vie occidentale que presque tous ont adopté. Quitte à s’attirer les foudres des intégristes. Tapis dans l’ombre, ils attendent l’heure de la revanche…


"Passant , va dire à Lacédémone que nous sommes morts pour honorer ses lois", disait la stèle de Simonide de Céos. La première stèle de l’histoire de l’Europe. Mais il est certain qu’il n’y en aura jamais de dernière tant la soif d’en découdre est encore au fond de chaque cœur humain…





Roman graphique plus que BD, ce texte dramatique où filtre l’once d’espoir que l’utopie impose à tout artiste, s’accompagne de très belles planches. Peintures ou lavis sur photographies, fusain ou aquarelles ponctuent la force des courtes phrases de Mathias Énard. Et leur offrent une caisse de résonance à la hauteur du propos…

Monumental.


Annabelle Hautecontre


Mathias Énard & Pierre Marquès, Tout sera oublié, 150 x 255, Actes Sud BD, avril 2013, 140 p. – 24,00 €

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