Les Oeuvres de miséricorde, de Mathieu Riboulet. Faites l'amour, pas la guerre

La littérature homosexuelle, celle du moins qui s'assume comme telle, oscille la plupart du temps entre deux pôles. D'abord, la provocation, qui passe volontiers par une crudité ostentatoire, une attitude de défi - même si le scandale est bien éventé, à l'heure où l'on s'apprête à accorder aux gays le droit au mariage "et tout ce qui s'ensuit", comme écrit, avec un sens aigu de la litote, Molière dans Les Femmes savantes. Nous ne sommes plus au temps des roueries proustiennes ou du Corydon gidien.

 

A l'inverse de ce qui s'apparente à l'exhibitionnisme, une sensibilité à fleur de peau, pour ne pas dire une sensiblerie, qui tourne vite au ridicule, pour peu que l'auteur soit dépourvu de talent. Une religiosité diffuse, qui en est le complément ou le corollaire. Et un sens esthétique au-dessus de la moyenne. Dans tous les cas, une manière d'obsession - comme si tout devait passer par le prisme d'une singularité sexuelle. Si bien que la moindre réserve sur l'oeuvre est perçue comme un désaveu concernant les moeurs, et stigmatisée en conséquence.

 

 Mathieu Riboulet n'échappe pas à ces stéréotypes. Dans ses romans, l'homosexualité, honteuse ou triomphante, est toujours au centre de son propos et il en va ainsi des Oeuvres de miséricorde. Curieux titre, qui fait référence à un passage de l'Evangile de Matthieu (25, 34-40) dont chaque fragment est décliné ici en autant de chapitres : vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim, etc. Impératifs moraux transposés, comme il se doit. Passés au prisme de l'expérience. Actualisés dans la vie même d'un narrateur dont on n'a nulle peine à comprendre qu'il s'agit de l'auteur lui-même, directement impliqué dans ces "fictions et réalités" (c'est le sous-titre de son livre).

 

Celui-ci s'interroge sur le mal tel qu'il s'insinue dans l'histoire des hommes. Singulièrement sur les violence qui les font s'entretuer, violences multiformes, "historiques, guerrières, sociales, individuelles, sexuelles, massivement subies mais de temps à autre consenties". Un poids qui continue à peser sur les épaules des survivants et de leurs descendants. Un malheur que les ans n'ont pas réussi à faire oublier et qui est traité ici avec une justesse et une sobriété méritoires. Pas de pathos, mais des choses vues, ou vécues, dont l'empreinte subsiste dans la mémoire et dont s'impose la force d'évocation.

 

Ainsi va-t-il chercher à comprendre cette infraction majeure aux oeuvres de miséricorde, prônées par l'Eglise, que furent les conflits à répétition entre la France et l'Allemagne, de 1970 à 1939 en passant par la Grande Guerre de 1914. Comment mieux pénétrer ce mystère qu'en entrant au contact de l'Allemagne - ou plutôt, et dans le sens le plus matériel du terme, d'un Allemand ? Il s'appelle Andréas, rencontré par hasard dans les rues de Cologne, et leur étreinte spontanée, née d'une irrésistible attirance mutuelle, donne lieu à une description quasi clinique. Allégorique de celle qui a jeté l'un contre l'autre leurs deux peuples dont ils sont, en quelque manière, les héros. Ainsi faut-il en interpréter la violence sensuelle.

 

Des flambées de désir, des étreintes, des scènes de passion torrides, narrées, non sans une certaine complaisance, avec un luxe de détails réalistes, il y en aura d'autres tout au long de ce récit. Andréas, le bel Allemand au torse musculeux, en reste le partenaire privilégié. Avec des amants de passage, invités parfois à leurs ébats voluptueux. Certains, rencontrés en Italie, répondent au "goût immodéré des garçons bruns nonchalants qui sillonnaient les rues, sourire aux lèvres, tout juste descendus des cieux de la peinture." Encore une plongée dans l'Histoire (s'agit-il, après le nazisme, d'exorciser le fascisme ?) à laquelle se prête Massimo, le premier des amants italiens. De lui, le narrateur garde encore, trente ans après "une étreinte rapide, inoubliable (...), la tiédeur de [la] peau et le goût de [la] langue". Et puis Tajdîn le Turc et Adrien le compagnon intermittent, en rupture de famille, peut-être le plus désiré de tous. Celui avec qui on fume du haschich pour mieux s'évader dans le rêve.

 

L'effet répétitif de ces scènes de coucherie pourrait vite devenir lassant. Non point tant que l'érotisme homosexuel soit, en lui-même, plus indigeste que les ébats entre personnes de sexe opposé. Mais enfin, la satiété engendrée par ce genre de littérature reste la même. L'imagination et l'ingéniosité ont leurs limites. Comme le Kama-Sutra.

 

Comment se fait-il alors que, malgré qu'on en ait, on soit pris par ce récit au point d'en poursuivre jusqu'au bout la lecture ? C'est que ses enjeux dépassent la seule apologie du sexe. Il invite, on l'aura compris, à plusieurs niveaux d'interprétation - dût-on juger parfois quelque peu spécieuse cette danse macabre entre Eros et Thanatos. La raison principale en est toutefois que Mathieu Riboulet écrit dans une langue fluide, d'une pureté parfaite. Une rareté, à notre époque de prêt-à-porter langagier. Il donne à voir les tableaux du Caravage, à entendre la musique de Purcell avec un talent qui reflète une sensibilité vibrante. Autant de raisons de céder aux sortilèges de son livre. Fussent-ils vénéneux.

 

Jacques Aboucaya

 

Mathieu Riboulet, Les Oeuvres de miséricorde. Editions Verdier, mai 2012, 158 pages, 14 euros.

3 commentaires

De quoi titiller ma curiosité, surtout si les arts s'en mêlent...livre commandé...

Prix Décembre 2012.

Oui, Joseph, c'est bien de le préciser, un prix décembre qui s'est partagé ainsi : 6 voix pour la pénétration d’Angot et 6 voix pour la pénétration de Riboulet. Plus la voix qui compte double du président Dantzig qui s’est portée sur Riboulet. Tout cela était prévisible dans une rentrée littéraire placée une fois encore sous le signe de la sodomie. Outre les deux œuvres susnommées, des pénétrations anales étaient cette année en course pour les prix littéraires d’automne dans les romans de Florian Zeller, d’Anne Weber, de Guillaume de Sardes ou de Nicolas Rey. Pour ne citer qu’eux. Un sujet sans doute très profond, mais dont la récurrence dans les librairies en septembre ne cesse pourtant d’étonner le lecteur que je suis…