Soror : magique & fatale destinée des enfants

Qui a dit que les écrivains étaient des prophètes ? Mathilde Janin, en 2013, pour son premier roman, Riviera, nous préparait à ce qui advint avec la pandémie de Covid-19. Une raison supplémentaire pour lire celui-ci avec une attention soutenue. 
Certaine écrive trois romans l’an et sélectionne le moins mauvais pour septembre (n’est-ce pas Amélie ?), d’autre rend un chef-d’œuvre tous les dix ans avec la précision d’un horloger suisse (Donna Tartt) : laquelle choisir ? Mathilde Janin, qui aura mit huit ans entre ces deux opus, un temps long qui lui aura laissé tout le loisir de choisir, de construire, de brouiller les pistes dans un stratagème digne d’un polar – mais les traumas d’enfance ne sont-ils pas des énigmes dignes d’attention au même titre que l’élucidation d’un crime ? D’ailleurs, il sera ici question du plus classique et sordide méfait qu’il soit porté à une femme, mais partant d’un postulat malheureusement devenu banal tant l’on découvre l’ampleur du massacre au fur et à mesure que les langues se délient.
Mathilde Janin parvient à occulter l’acte – à la manière d’un de ses personnages – pour mieux porter son regard sur les conséquences et la dérive sur laquelle s’appuie la victime – qui ne la guide point avec précision comme le ferait un 420 au large des Glénan mais la ballotte dans l'itinérance – pour se créer un univers musical qui pourrait la maintenir en suspension et ainsi lui éviter le réel… 

Soror est un peu Les Diaboliques sur papier – attention, pas le remake à deux sous avec Adjani et Stone, mais l’original avec Simone Signoret, en noir & blanc – un Clouzot littéraire où chaque scène est magistralement peinte, décor, ambiance, personnages ; tout est au rasoir, chaque mot, regard, mouvement. D’ailleurs les dialogues sont incisés dans le corpus, à la manière d’un Saramago mais avec plus de respiration, il y a une architecture visuelle de la mise en exergue de la phrase en allant à la ligne, quand le maître portugais parvient à lisser toute sa musicalité dans un seul et même bloc – tout aussi léger, c’est là son génie. 
Comme dans le film de Clouzot, la source de tous les maux qui vont marquer les protagonistes de cette histoire se trouve au sein d’un établissement privé, château-école pour la jeunesse dorée lyonnaise, où les règles édictées semblent un paravent qui cachent certaines turpitudes proférées par des professeurs et/ou des surveillants à l’encontre de très jeunes élèves… 

Mathilde Janin n’hésite pas à rabrouer la langue originelle pour en créer une sur-mesure ; nous sommes dans la haute-couture littéraire car il faut être précis quand on s’aventure sur le terrain du ridicule de l’humain, cet être dénaturé prétentieux qui se croit le maître du monde quand il n’est parcouru que de peurs, de fantasmes, de questionnements qui le conduisent à des comportements immondes : la cruauté n’est pas que physique, l’aspect mental y joue un très grand rôle.  
Légion, jeune musicienne au crâne rasé, Rita éternelle romantique cherchant sa sexualité entre les hommes et les femmes, les frères et les sœurs dont on s’éprend sans savoir si c’est déjà de l’amour, car cela ne recouvre pas la gravité, la lourdeur de ce qu’elle ressent, cette fascination tourmentée et béate. Sans mot pour le dire […] c’est un système souterrain, ramifié, qui irrigue le monde et le fait palpiter de tout ce qu’elle tait. Son amour est partout sauf en elle […] Cheptel baroque et éprouvé par la perte de repaires : quand les parents font défaut et que l'institution déraille, que reste-t-il ?
Alors il y aura la fuite, l’errance dans un mini-van Ford et les micro-concerts, les instants privilégiés et la confiance qui s’établira entre les deux jeunes femmes, tout un puzzle qui va se monter pièce par pièce pour conduire le lecteur vers une vérité qui demeurera inexplicable car tout se joue dans les angles morts, si parfaitement étudiés par Alain Fleischer. 

Elle a enfin réalisé que derrière les grandes passions, il ne se cache en vérité pas grand-chose. 

On retrouve avec gourmandise la technique chère à Mathilde Janin, ce meccano en forme de poupées russes où les parties s’emboitent sur différents temps et lieux, créant des effets de retard, pour tisser un patchwork qui ne se verra dans sa globalité qu’à la toute fin du roman. C’est habile, rythmé, offrant une sensation de mouvement à la lecture et une captation de la volonté qui nous arrime au livre jusqu’à la dernière page. 

En avançant dans la vie nous nous fracassons contre le miroir de nos envies et tentons de nous relever dans un désir poétique et candide qui nous fera oublier le tain pervers qui tapisse cette vitre qui ne veut pas être transparente ; comme si l’amitié ou l’amour n’était question que de pouvoir, de domination et non d’abandon et de confiance. L’interprétation des rêves conduit à des réalités cachées, l’abus de la mémoire est aussi une arme de défense pour nous protéger de nous-mêmes et des autres, car la vie n’est pas un long fleuve tranquille… 

 

François Xavier 

 

Mathilde Janin, Soror, coll. Domaine français, Actes Sud, mars 2021, 251 p.-, 20 €

Aucun commentaire pour ce contenu.