"La Croque au Sel", Zola années 50 sous la plume exquise de Maurice Raphaël

Aucun espoir dans ce roman à la noirceur zolienne, manière de Delicatessen avant Jeunet, où tout est pourri par la misère crasse qui contraint l'homme au rang d'animal

« Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ? »

Un taudis boueux pris dans un interminable hiver entoure l'usine dont les cheminées sont éteintes, la grève a été décidée et, depuis, paralise la vie même. Plus rien à faire, plus de travail, plus rien à manger, plus rien pour se chauffer. Les rares grévistes qui y croient encore se retrouvent pour jouer aux cartes, les femmes sortent avec des paniers qui rentreront aussi vide que possible, après d'interminables queue devant des vitrines closes, au cas où... Pourtant l'immeuble fut livré flambant neuf, inauguré par la municipalité à grand renfort d'annonce et de confettis. Mais l'architecte avait oublié qu'il bâtissait sur un marais, et les premiers signes de délabrement sont apparus très vite, comme les morts, surtout les enfants, le premier hiver. Depuis, comme des mouches, une communauté de miséreux survit :

« Entrepôt à viande, pénitencier qui n'ose pas dire son nom, immense ruche à fientes avec ses innombrables, ses innommables, ses impensables cellules, grouillant de familles à bon marché. De la vie à bon marché. Le grand réservoir des fabriques, des usines, des casernes où partout se retrouvait la même odeur de sueur, de crasse, de crotte. »

La seule occupation réelle, à part s'en prendre les uns aux autres pour calmer la faim et le froid, c'est la course aux chats, uniques espoirs d'améliorer l'ordinaire et de survivre un peu encore (1). Mais les chats sont rares et quand s'en présente un gros, c'est la course, la lutte pour s'en saisir. Les plus forts laisseront derrière eux quelques morts et atteindront les frontières du taudis, marquées par le boulevard et ses flics qui le ceinturent.

« Le boulevard, c'était la frontière entre ceux qui crevaient de faim et ceux qui crevaient de peur. De la peur de ceux qui crevaient de faim. »

La famille est le modèle du taudis, Poro le gros infirme qui se rêve riche par le PMU et qui voudrait y bien se taper sa brue, Nacre, comme tout le monde d'ailleurs, aussi bien le fils qui tue les chats que l'invité surprise, compère de prison de l'aîné, Graine, la mère qui claudique sans fin, Cachou, la petite dernière, seule petite lumière, qui vit avec son chien Albert (2)... Une image de la misère et de la promiscuité comme un huis clos piteux qui s'achève, fin du fin, fin de la faim, par un appetit cannibale à peine refreiné par quelques restes de morale...

Critique d'un certain capitalisme qui écrase le peuple dans sa propre fange et le contraint à la bestialité la plus étonnante, La Croque au sel est une manière de Germinal des temps nouveaux, et clôt l'ère industrielle par la même misère dont Zola rendait compte à son ouverture. Sortir du pénitencier où il a rencontré le fils de la famille, Kromme pose par son discours un état des lieux inconciliable : résister, obéir, survivre, ICI, c'est accepter le système des juges bourgeois qui vous désigneront coupables à chaque moment de votre vie. Rien d'autre à faire que de partir, fuir, sans se retourner, comme le fera Nacre après avoir échappé au canibalisme de sa famille, mais symboliquement tondue parce qu'elle a pactisée avec l'ennemie (pour manger, elle couche avec un vieux bijoutier — sa tonte est autant symbolique que pratique : elle est plumée comme un poulet avant de passer à la casserole) et comme le fils voudra le faire sans passer à l'acte. Car La Croque au sel est aussi le roman de l'impuissance, impuissance à agir (un braquage manqué, une fuite avortée...), impuissance à être vivant, impuissance à comprendre qu'il n'y a plus même d'espoir.

Reconnu dès parution (1952) par André Breton aussi bien que par Marcel Duhamel, La Croque au sel est à la fois un roman noir dans la veine d'Ange Bastiani (pseudonyme de l'auteur...) qu'une plongée dans la France d'en bas, le très-bas, petit peulpe dont l'immeuble est tout l'univers et l'humanité la plus noire qui devient universelle. Quel plaisir de redécouvrir ce grand roman dont la langue truculente et juste n'est pas sans rappeler un certain Céline.


Loïc Di Stefano

(1) Et ici s'applique la vérité de Spinoza, dite conatus : « chaque chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être ».

(2) Un film italien, Affreux, sales et méchants, pourra donner une belle illustration de cette vie, mais le réalisateur nie l'espoir en donnant, pour clore son portrait au noir, une image de la petite fille très enceinte...

Maurice Raphaël, La Croque au Sel, L'Esprit des Péninsules, avril 2005, 246 pages, 19 € 


Aucun commentaire pour ce contenu.