"Prince d’orchestre" de Metin Arditi : la descente aux enfers d’un artiste au sommet de sa gloire


La vie d’Alexis Kandilis, un immense chef d’orchestre au sommet de sa gloire, se déroule parfaitement. Chacun de ses gestes est calculé, chaque émotion maîtrisée. Alexis détient le contrôle absolu de son existence jusqu’au jour où un imprévu ébranlera la vie impeccable qu’il s’est créée. L’immense succès d’Alexis peut-il réellement s’effondrer ? Comment Alexis réagira-t-il face au destin qui semble s’être brusquement retourné contre lui ? N’est-ce pas là une merveilleuse opportunité pour révéler enfin son véritable talent ?

 

Alexis Kandilis est un odieux personnage à qui on a du mal, en tant que lecteur, à s’attacher. Imbu de sa personne, il accuse les autres même quand il est en tort. Souffrant de blessures narcissiques béantes, Alexis se sent tout-puissant et attaque son entourage s’il n’est plus au centre de l’attention. Les autres, pour lesquels il ne ressent que du mépris, ne sont là que pour lui renvoyer une image parfaite de lui-même et pour servir ses intérêts.

 

"Alexis les regarda. L’un n’était pas rasé, l’autre était sale et mal coiffé. Sur ce coup, ils avaient gagné, bien sûr. Mais c’étaient des perdants. Des gens qui n’étaient là que pour faire fonctionner la roue. Pour nourrir le hasard. De la chair à canon. Lui était d’une autre trempe."

 

D’apparence il porte beau mais, à l’intérieur de lui-même, il semble creux, sans vie. On le sent absent. Il n’est que l’image d’un chef d’orchestre jouant son rôle à la perfection en toutes circonstances. Friand de compliments, il anticipe chacun de ses discours. Mais qui est-il réellement ?

 

Petit déjà, pour éviter de succomber au chagrin et tenter d’anéantir des souvenirs qui le hantent, Alexis se réfugie dans le fantasme d’être un jour un prince adulé de tous. Comme certains se perdent dans la drogue, il fuit la réalité en plongeant corps et âme dans la course au succès. Quitte à s’y noyer. Il n’a aucune limite pour éviter à tout prix de pénétrer plus profondément en lui. Seul la reconnaissance sociale lui importe, une reconnaissance pourtant éphémère. 

 

"L’une et l’autre partent du chaos et cherchent une harmonie."

 

Lorsque sa gloire, lui donnant l’illusion d’exister, est menacée, quelles sont ses ressources pour trouver soutien et refuge ? Ses rares amis sincères pourront-ils le sauver de sa propre chute ? Comment aider quelqu’un qui ne peut s’empêcher de blesser autrui ? Qui pense que les souffrances infligées aux autres amoindrissent sa propre douleur.

Si le personnage principal n’attise pas facilement notre compassion, on désire tout de même assister à sa transformation. On attend le moment où il craquera, abandonnant toute tentative de contrôle et se révélant enfin à lui-même. On veut lui arracher sa carapace pour voir son humanité enfin apparaitre. Le voir présent. Vivant.

 

Dès les premières pages, des relents de l’enfance, de vieux démons enfouis, viennent hanter Alexis Kandilis. Les Kindertotenlieder s’imposent telle une ritournelle menaçante, une onde sensible dans ce paysage d’apparence paisible. Mais que symbolise l’opéra de Gustav Mahler? Quel est cet affreux souvenir qui tourmente le grand chef d’orchestre ?

Alors que le passé est encore vivant, rempli de larmes et de peurs, le présent n’est qu’un pattern vide et le futur, trop anticipé, est déjà mort. Figé, ses cloisons ne laissent la place ni à la surprise ni à la spontanéité. Aucune porte ne permet à la vie de s’immiscer. D’ailleurs, Alexis décrit un de ces concerts en ces termes : "Gestes. Mimiques. Hourras. La routine." Et c’est quand les émotions parviennent enfin à se frayer un passage dans son cœur de pierre, que la vie rejaillit en lui.

 

Lorsque le monde semble se retourner contre lui, Alexis montre soudain des signes de faiblesse. Mais jusqu’où acceptera-t-il de se dénuder ainsi ? Est-ce possible de lâcher si facilement des défenses mises en place depuis tant d’années ? Une telle prise de conscience est-elle envisageable sans qu’un drame se produise ?

 

Au fil de l’intrigue, le livre prend une tournure de Joueur d’échecs : Alexis basculera-t-il dans la folie  comme le personnage de Zweig ? Incapable d’accepter la notion de "hasard", il pense pouvoir tout maîtriser même son destin. Que ce soit dans sa vie quotidienne ou dans sa carrière d’artiste, Alexis ne laisse jamais la place à ce hasard maléfique et évite tout imprévu. Il est un grand chef d’orchestre, certes, mais il n’est plus dans la création ni dans l’expression d’un "soi" authentique. Au contraire, il répète machinalement, à chacun de ses concerts, les mêmes gestes et mime toujours les mêmes émotions. Où se situe l’art dans une telle mascarade ? Si les morceaux l’ont un jour ému aux larmes, ils le laissent aujourd’hui de marbre. Alexis s'interdit de s’abandonner à l'acte de créer qui pourrait contrer sa volonté de maîtrise, le meilleur obstacle au changement et à l’inconnu.

 

"L’émotion que ressentait Alexis était d’une autre nature. Une émotion feinte, qu’il avait appris à mimer avec talent."

 

Prince d’orchestre est une belle lecture que j’ai appréciée, bien que je sois un peu restée sur ma faim. La trame de l’histoire est parfaite, le texte est fluide et très bien écrit. Cependant, le suspense aurait pu être plus fort et la psychologie des personnages explorée plus en profondeur.

Metin Arditi signe néanmoins un roman bouleversant et aborde de manière subtile et sensée les notions de hasard et de destin tout en mettant en lumière les souffrances convoquées par l’art poussant parfois les artistes jusqu’à la folie.

 

Jusqu’où sommes-nous capables d’aller, en tant qu’humains, pour échapper à la réalité, à notre propre existence et faire taire la ritournelle qui hante nos esprits ? Alexis, lui, se battra contre cette obsession jusqu’à la dernière page. Une obsession devenue une question de vie ou de mort. 


Julia Germillon


Metin Arditi, Prince d'orchestre, Actes sud, août 2012, 373 pages, 21,80 euros

Aucun commentaire pour ce contenu.