Odyssée en Amérique centrale

El que vive de ilusiones muere de desengaños, la citation est connue partout sur ces terres étroites qui relient les Amériques du Nord et du Sud, las dos grandes comme on dit parfois. Il faut être de là-bas pour en comprendre le sens. On peut la traduire ainsi : Qui vit d’illusions meurt de désillusion.
Des mots qui pourraient servir de trame à la lecture du nouveau roman que vient d’écrire Jacques de Mandat-Grancey. Parler à ce sujet de roman est à la fois vrai et faux car l’auteur connaît si bien et depuis tant d’années cette Amérique centrale où la nature est aussi séduisante que la population est accueillante que son imagination se basant sur des faits rend la fiction conforme à la réalité. Les péripéties jusqu’aux plus dramatiques que vit Juan Gutiérrez, otage involontaire, ont été vécues par beaucoup d’autres habitants de ces régions.

Élevé comme un fils de famille fortunée, Juan, qui a étudié la haute finance aux États-Unis, est donc enlevé à Tegucigalpa où il est en mission. Il n’est en rien préparé au terrible parcours qui l’attend. De page en page, nous le suivons pas à pas, séduits à la fois par sa volonté et sa naïveté. De yuppie d’une grande banque, se souvenant que dans la maison paternelle de Palm Beach l’étiquette veut que l’on s’habille toujours pour le dîner, il est passé soudain à l’état de captif crasseux, pieds nus, assis dans le noir sur une toile graisseuse, à la merci d’une bande de gansters. Son aventure le mêle à ceux qui font la Revolución, au monde violent et sans pitié des camarades paysans, des terroristes et des guérilleros.

Depuis 1960, durant des décennies, combien de conflits armés ont dévasté tour à tour ces pays de l’isthme dont les seuls noms font rêver, Guatemala, Nicaragua, El Salvador, Panama, car ceux des hommes qui les ont dirigés et subvertis, les Somoza et sa dynastie, Ortega, Augusto Sandino et le Front des sandinistes sans oublier Noriega, tous fomenteurs de dictatures et de guerres fratricides, ont suscité des cauchemars.

Au fil des événements insoupçonnables que vit Juan, de cabanes de fortune en camps improvisés, le verre de whisky à la main et l’AKM en bandoulière, nous cheminons avec lui et l’attachante Nora qu’une grenade déchiquettera en bordure de frontières aux tracés incertains vers ces montagnes majestueuses où les brumes vaporeuses enveloppent comme des écharpes mouvantes des sommets qui touchent le ciel et composent un spectacle rare et inoubliable. Le titre du livre se comprend ici. Nous sommes sous les tropiques humides, au-delà des 2000 mètres, une zone où les nuages sont pareilles à des forêts colossales. En contrebas, c’est la jungle où rien ne pardonne, ni les lianes ni les serpents. Il y a des fleurs somptueuses et des oiseaux paradisiaques, on entend le miaulement des ocelots, les torrents dévalent des ravins et le rio Coco devient majestueux écrit Jacques de Mandat Grancey.

Le texte est rendu d’autant plus vivant qu’il est parsemé de mots locaux que l’on découvre avec plaisir, pupusas, mapachín, chachalacas, guaro…En dehors de quelques scènes banales et de répliques convenues,  les protagonistes de ces contras comme Roberto, doña Carmen, el Comandante, La Uca sont saisis à vif, ils se confrontent à l’atrocité des luttes civiles et accusent des caractères en relief, révélateurs de cette société latino qui du paysan au citadin fut prise entre deux feux… et victime d’une répression orchestrée*. Revenant telles des mélodies extraites de ses poèmes que se récitent les deux héros comme pour exorcicer la peur qui les tenaille, les phrases poètiques signées du grand Pablo Neruda sont comme un contrepoint de douceur à cette musique de rage, de feu et de sang.

Dominique Vergnon

Jacques de Mandat-Grancey, La forêt des nuages, Michel de Maule, mai 2022, 167 p.-, 19€

* Nouvelles dynamiques sociales en Amérique centrale, Carine Chavarochette et Anne Philippe (L’Amérique centrale au XXI e siècle ; 2009) 

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