Diderot cul par-dessus tête - entretien avec Michel Delon

Voyage au centre de l’Alter

 

Pour le tricentenaire de la naissance de Diderot, le dix-huitiémiste Michel Delon publie Diderot cul par-dessus tête. Biographie atomisée du philosophe, mais d’autant plus fidèle à son génie "polyvalent".

 

C’est la faute à Voltaire… c’est la faute à RousseauMais il est très rare qu’on incrimine le troisième mousquetaire des Lumières, Diderot, alors même qu’il n’est pas moins coupable. Sans doute avait-il adopté, pour remettre en cause les "points de vue" établis et affirmer la complexité du monde, une stratégie moins "systématique" que celle de ses deux confrères, mais elle n’en était pas moins efficace. Voltaire avait en permanence son ironie pour montrer qu’une chose pouvait être tout à la fois elle-même et son contraire. Rousseau mettait constamment en garde tout observateur contre la tentation d’analyser un phénomène en recourant à des critères déjà existants, et partant souvent peu idoines. Diderot, lui, se contente de procéder par juxtaposition, par accumulation. A son MOI, il oppose un LUI (le Neveu de Rameau) a priori on ne peut plus dissemblable, mais dont on sent bien assez vite qu’il n’est en fait qu’une autre facette de lui-même. Et s’il n’a pas, comme ce Neveu, une partie de son matelas dans les cheveux, Diderot a, comme lui dans une séquence fameuse, l’ambition d’être un homme-orchestre et son grand œuvre aura consisté à regrouper tous les aspects de la connaissance humaine dans une encyclopédie qui nous apprend que, si l’univers est un, tout ne tourne pas partout exactement de la même manière. Ou plutôt, peut-être, inversement, que, si tout ne tourne pas partout de la même manière, l’univers n’en est pas moins un. Il faut lire dans ses Salons cette page étonnante où il condamne un tableau dans lequel l’inclinaison de la tête d’un personnage lui paraît erronée parce qu'elle est parfaitement incompatible avec la position d’un de ses orteils.


Loin de rejoindre le chœur de certains critiques qui accusent Diderot d’avoir été la première victime de cette ambition encyclopédique frisant l’indigestion et de ne pas avoir toujours su très bien lui-même ce qu’il voulait dire, Michel Delon propose avec son Diderot une biographie qui n’en est pas vraiment une — une suite de vignettes qui n’est pas sans rappeler dans son principe celle qui composait son précédent ouvrage, le Principe de délicatesse. Ici encore, on saute, au fil des chapitres, d’un thème à un autre, voire d’une époque à une autre — tout est d’ailleurs dit d’emblée avec le sous-titre Cul par-dessus tête —, mais ce "désordre", ici encore, n’est pas facilité. "Est-ce que l’on sait où l’on va ?" dirait Diderot. Non, mais allons-y quand même. A force de sillonner le terrain, nous finirons bien par trouver quelque chose. Les philosophes stoïciens, dont Diderot se réclamait tout autant qu'il se réclamait des épicuriens, ne nous ont-ils pas appris que la différence qu’on établit traditionnellement entre quantité et qualité n’est qu’un leurre ? Au-delà d’un certain stade, la quantité subit une espèce de transmutation qui la fait passer du côté de la qualité. L'alchimie qui exclut l’ordre  est la même qui amène l’art. Selon certains linguistes, ces deux mots pourraient d'ailleurs être de la même famille.

 

Peut-on dire que ce Diderot est le prolongement direct de votre ouvrage sur les libertins, le Principe de délicatesse, à ceci près que Diderot est un libertin altruiste ? Le montre par exemple sa dénonciation de l’École, ou plus exactement du collège, comme instrument contribuant à perpétuer les injustices sociales.

 

Oui, c’est un libertin par son refus des serments, par son sens de la relativité, par son respect du plaisir, mais il garde le souci des autres, le goût de la famille, l’espoir d’une conciliation des désirs.

 

Il critique en effet les collèges qu’il a connus à Langres et à Paris, mais il propose à Catherine II des établissements publics et un enseignement gratuit.

 

On dit voltairien. On dit rousseauiste. Mais convenez que l’adjectif diderotien, que vous utilisez parfois, n’est guère fréquent. Y a-t-il là injustice, ou est-ce dû au fait que Diderot est trop "versatile" (cf. la critique qu’il fait lui-même de son portrait par Van Loo[1]) pour pouvoir se résumer à un seul qualificatif ?

 

Vous répondez vous-même à la question. On lit et aime Diderot sans pouvoir en fixer le sens, sans vouloir faire tribu. Les voltairiens et les rousseauistes sont divers, mais ils croient pouvoir se réclamer d’une leçon de leur grand homme. Diderot a réservé la meilleure part de son œuvre pour ses intimes et pour ses "neveux", c’est-à-dire la postérité. Se réclamer de lui, c’est refuser un embrigadement sans critique, une adhésion sans ironie.

 

Est-ce parce que vous partagez avec Diderot "le refus des grandes formes littéraires classiques" que vous proposez, plutôt qu’une biographie traditionnelle, une suite de chapitres "impressionnistes" sur différents aspects de Diderot ?

 

En effet. J’ai essayé de retrouver sa liberté et ses digressions, une démarche sinueuse par rebonds et par échos. Il y a dans le livre le fil d’une vie, mais aussi des allers et retours entre le XVIIIe et le XXIe siècle, entre Paris et Langres, entre les textes de Diderot et ceux des autres, entre l’écriture et la lecture. Pour comprendre le passé, il faut se libérer du présent, mais sans renoncer à découvrir ce qu’on croit disparu dans les interstices d’aujourd’hui. On peut vivre pleinement la vie présente en considérant que le passé lui donne de la profondeur et de la densité. Une stricte chronologie risque donc de perdre les échos, la vibration des mots et des émotions.

 

"La peinture immobilise un instant, l’écriture offre l’occasion de déployer les possibles", dites-vous, pour expliquer les réserves de Diderot à propos de son portrait. Mais, paradoxalement, n’est-il pas historiquement le premier critique à avoir compris qu’un peintre ne peignait pas des pommes, mais un tableau, et à avoir senti, face à certaines œuvres qui ne produisent pas le même effet selon qu’on les voit de près ou de loin, que la peinture n’excluait pas le mouvement ?

 

Oui, il a du mal à renoncer à l’histoire, au récit. Chardin le force à penser la peinture comme des couleurs et des formes, de l’épaisseur de la matière gardant la trace d’un travail de la main. C’est selon lui le choix du moment qui permet au peintre de rendre sensible le temps qui passe, la mémoire de ce qui s’est passé et l’urgence de ce qui va advenir. Ce qui le passionne, c’est le passage d’un moment à l’autre, mais aussi d’un art à l’autre, d’un sens à l’autre.

 

Comment se fait-il que Diderot n’ait pas aujourd’hui la même célébrité internationale que Voltaire ou Rousseau, alors que — et c’est l’une des choses qu’on découvre dans votre ouvrage — ses rapports avec l’Angleterre ont été aussi importants que ceux de Voltaire avec ce même pays ?

 

Voltaire est considéré comme le plus grand écrivain de son temps, il a été identifié à l’esprit français. Rousseau fait le grand écart entre Genève et Paris, entre le monde germanique et le monde français. Diderot est également ouvert à l’Europe entière, à l’Allemagne lui aussi, Goethe traduisant le Neveu (2), mais il n’a été connu, reconnu que progressivement au cours du XXe siècle. Je crois que l’avenir continuera à rééquilibrer son importance.

 

Vous parliez du "passage d’un art à l’autre". N’est-il pas ironique que le théâtre de Diderot soit très rarement joué, mais que le Neveu, œuvre a priori non théâtrale, soit régulièrement représenté sur une scène ?

 

Pour écrire ce livre, j’ai lu de près Est-il bon ? est-il méchant ? qui est une comédie drôle, intelligente. Les metteurs en scène la découvriront.

 

Exception faite pour les Dames du Bois de Boulogne de Bresson, vous semblez assez peu convaincu par les adaptations cinématographiques des œuvres de Diderot, même si vous saluez l’effort des réalisateurs. Diderot serait-il inadaptable ?

 

Nous avons déjà parlé les échanges entre arts ; ils supposent perte, entropie, quiproquo, enrichissement aussi. Les films de Bresson et de Rivette sont de grand mérite. Bresson déplace peut-être le centre de gravité de l’histoire de Mme de La Pommeraye vers la jeune courtisane ; c’est une lecture qui édulcore le roman, mais lui donne de jolies couleurs. Diderot n’est pas plus inadaptable que d’autres écrivains, pas moins non plus.

 

Sénèque, référence philosophique capitale pour Diderot, déclare dans l’une de ses lettres à Lucilius que la vraie valeur (virtus) finit toujours par être reconnue, même si c’est post mortem. Mais vous expliquez dans vos derniers chapitres que Diderot, rejoignant par là presque au mot près Woody Allen, trouve que la gloire posthume est une chose totalement vaine, puisque l’intéressé n’est plus là pour en profiter.

 

Diderot tient parallèlement les deux discours, celui, cynique, de Lui le Neveu qui ne croit qu’à l’argent ou du sculpteur Falconet, qui est prêt à détruire ses chefs-d’œuvre, et celui de l’appel à la postérité, de la foi dans un Jugement dernier terrestre. Il est à noter que, dans le Neveu de Rameau et dans le Pour et le contre, il se réserve le rôle de défenseur de l’avenir, de la solidarité entre les générations.

 

Vous en dites un mot dans une de vos pages "contemporaines", mais pouvez-vous préciser ce que Diderot pense aujourd’hui d’Internet et de Wikipedia ?

 

Diderot se tient au courant des innovations techniques et croit au développement de l’opinion. Il est donc en prise avec le développement des ressources informatiques. C’est un bavard, il serait donc accro à la communication. En même temps, il reste attentif au for intérieur, à la méditation, à la solitude que nécessite l’écriture. Il sait l’importance créatrice de l’ennui, la nécessité de se débrancher.

 

Propos recueillis par FAL

 

Michel Delon, Diderot cul par-dessus tête, Albin Michel, septembre 2013, 24,00€.



(1) Diderot reproche entre autres à Van Loo de lui avoir donné "la position d'un secrétaire d'État, et non d'un philosophe".

(2) Rappelons que, pendant longtemps, le Neveu de Rameau n’a été connu en France que par une traduction française de sa traduction allemande par Goethe. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que fut retrouvé chez un bouquiniste un manuscrit original du texte. 

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