Michel Onfray mélomane, ou les goûts réunis

On redoutait l’inhalation passive d’émanations du type « le microtraumatisme définit le marquage d’une zone neuronale par une information hédoniquement coefficientée dans les heures généalogiques de la formation d’une identité personnelle » (sic, p. 82). Les bouffées narcissiques du mélomane Onfray se révèlent au contraire une salutaire fumigation contre les miasmes tout juste échappés du Collège de France

 

Rappel des faits : Philippe Manoury et Pascal Dusapin refusent de jeter l’atonalisme avec l’eau du siècle et soupçonnent le trublion Jérôme Ducros, sous couvert d’éloge du démodé, de mener un combat rétrograde moins innocent qu’il y paraît. Tonal, atonal ? Querelle dépassée : dès 1925, Schönberg avait lui-même satirisé ce faux dilemme dans son choral Am Scheideweg (« Au carrefour »). Si Michel Onfray juge dangereux le « négationnisme esthétique » qui ferait fi d’un siècle d’explorations pour ajouter d’inutiles appendices au catalogue de Vincent d’Indy, il n’en rappelle pas moins que ces hostilités n’ont plus de sens : « ouvertes théoriquement par Adorno », elles se sont arrêtées – en France, tout au moins – « après l’effet symptomatique de Requiem pour une avant-garde de Benoît Duteurtre » (Belles Lettres, 1995). S’il fut un temps où tout antimoderne était un chien, les anathèmes de l’Église sérielle auront fini par lui attirer de vilaines morsures. Depuis, dans son épique histoire de la musique au XXe siècle (The Rest Is Noise, Actes Sud, 2010), Alex Ross a enfoncé le clou en médaillant les Sibelius, Britten et autres Chostakovitch, non-belligérants dans la querelle des avant-gardes. En résumé : « Mieux vaut un ratage historique qui soit une réussite esthétique, plutôt qu’une réussite historique devenue un ratage esthétique. »

 

L’erreur en musique, si l’on suit Onfray, est d’en faire le cheval de Troie d’on ne sait quelle intention ou signification. On ne prendra pas notre polémiste au petit jeu philosophique de la définition : nulle question plus oiseuse, pour l’« ontologie matérialiste », que le sempiternel « qu’est-ce que la musique ? », qui contient sa propre réponse : « une modalité voulue du réel sonore ». N’en déplaise à Jankélévitch, pas d’ineffable, d’arrière-monde ou d’essence cachée : seulement des résonances neuronales, affects physiologiques, souvenirs affectifs : « La musique agit comme un rai de lumière dans le désordre d’un grenier personnel. » C’est toujours par un ébranlement des sens qu’elle entre dans notre jardin existentiel, non par l’intellection. Pour Onfray, que son milieu ne prédisposait pas à fréquenter les salles de concert, ce furent un disque de Bach et la voix de Callas au « Pop Club » de José Artur. Le début d’une « aventure atomique », au sens du matérialisme abdéritain : l’effet du « simulacre » qu’est la musique, par rapport à la forme chiffrée qu’est la partition, est le seul critère d’appréciation esthétique qui vaille. D’où la ligne de partage originale que trace Onfray entre, d’une part, le « sillon ascétique » ouvert par les Études de Debussy, poursuivi par Webern et Boulez, visant à la raréfaction progressive de la matière sonore, jusqu’à laisser place aux 4’33” de silence de John Cage ; et, de l’autre, le « sillon hédoniste », qui va de Berlioz à Varèse, Scelsi et Xenakis (« mes héros »), artisans d’une « musique dionysiaque dans le petit monde des pisse-froid apolliniens ». On trouvera encore, dans cette catégorie de la « profusion d’être », Dutilleux, Steve Reich ou Jean-Sébastien Bach, de tous celui qui parle le plus « directement au système neurovégétatif en agissant sur les rythmes du corps qu’il modifie ». Ici comme ailleurs, l’épicurien ne se fie qu’à ses sens : est bon ce qui satisfait l’appétit.

 

On connaît le goût d’Onfray pour la philosophie à coups de marteau. Ici, le mur de briques n’est donc autre que la « bien-pensance musicologique », en vertu de laquelle tout mélomane curieux, voire boulimique, a connu la honte d’avoir aimé Brahms et Tchaïkovsky, Stravinsky et Rachmaninov, Berg et Hindemith. « On peut aimer, c’est mon cas, Rituel ou Messagesquisse de Boulez et en même temps Nixon in China de John Adams », avoue-t-il avec un « sans-gêne » hérité de Berlioz, dont il a d’ailleurs le caractère bouillant et la tignasse sauvage. (Difficile de le suivre, en revanche, lorsqu’il suggère que la mauvaise réputation d’Hector serait due à son côté « trop peuple », anti-Vinteuil : c’est pousser l’autoportrait.) Homme de contradictions violentes, Berlioz ne pouvait que flatter la dilection d’Onfray pour l’oxymore comme style de pensée. Il faut d’ailleurs un drôle d’aplomb pour railler le « système de légitimation » par lequel le compositeur distingué (au sens bourdieusien) ne mettra en musique que Cixous, Quignard ou quelque « texte tibétain, chinois ou péruvien datant de plus de mille ans », tout en rappelant qu’on a soi-même conçu (pour le prolixe Pierre Thilloy) « un texte qui restitue de façon lyrique et sobre le rite de funérailles viking rapporté par Ibn Fadlan, un diplomate arabe du Xe siècle qui avait assisté à la cérémonie en Ukraine » – ou comment marier Borges et Pierre Dac.

 

Qu’importe : on sait gré à Michel Onfray, dont la vaste et autodidacte culture musicale va de Ropartz à Mantovani et de Stimmung à Bashung, de n’être l’homme d’aucune exclusive, écrivant pour Éric Tanguy, conversant avec Dusapin et prêtant l’oreille à Mylène Farmer. Même la « séance d’onanisme » d’un Sollers en bruyante pâmoison devant l’opulence vocale de Cecilia Bartoli l’oblige à reconnaître, dans une page hilarante, le pouvoir « de ce que peut la musique sur l’âme, à savoir révéler sa profonde complexion psychique ». Sans gêne, on vous dit !

 

Olivier Philipponnat

 

Michel Onfray, La Raison des sortilèges, entretiens avec Jean-Yves Clément, Autrement, juin 2013, 192 p., 16 €

1 commentaire

Saperlipopette! face à ce déferlement de concepts et de haute intelligence, on est bien peu de choses, quand même, seul avec son lecteur mp3 dans le RER, à frissonner à la voix de Bessie Smith, à rêvasser sur du Mozart ou a taper du pied comme un primitif sur du ACDC!

En fait, cet excellent article (un ptit peu difficile de comprendre tout pour un mec normal, mais bon) nous fait découvrir des choses que l’on ne soupçonnait pas.

En fait, pendant que nous on se fait des rais de soleil  dans la  poussiéreuse pénombre de notre grenier intérieur ( jolie, cette image), d'authentiques sorbonnards probablement désoeuvrés recréent la scolastique et les querelles sur le sexe des anges dans le domaine musical.  J'allais dire "sur le dos de la musique" mais, comme, dans la vraie vie, le monde musical dans son ensemble s'en fout complètement (avec raison), ce n'est pas si grave.


Sauf qu’il ne faudrait pas  que tous ces dangereux onanistes du citron viennent trop la ramener dans le monde  de la musique, notre
hâvre à nous, fait de plaisir et de détente (c’est à ça que sert la musique, non?)

C’est que tous ces philosophes forcenés sont foncièrement  intolérants , souvent sectaires et toujours intellectuellement dominateurs.  Après avoir conceptualisé, étiqueté, chapellisé, et même utilisé à des fins politiques  depuis des années  les arts graphiques,  ils ont fini par  imposer leurs délires abscons à la société toute entière : le vulgum pecus ne peut plus appréhender un tableau seul, comme jadis, juste en se fondant sur son goût et ses émotions : chaque oeuvre est désormais accompagnée d'un triptyque d'explications philosophico-sociologico-politiques savantes, qu'il serait malséant de ne lire qu’après avoir regardé l'oeuvre , œuvre ainsi reléguée au rang de simple illustration d'une théorie  globale sur l’art. Une visite à L’IRCAM montre que  le ver est déjà dans le fruit pour la musique, et ce livre est dans la tendance.

Heureusement, il y a un monde entre l’art des musées et  l’art de la musique vivante et populaire .  Gageons que si ces grands philosophes , sous couvert de culture, se mettaient à imposer aussi leur galimatias  dans le monde de la musique réelle, comme ils l'ont fait dans les musées, le rockeur ou le rappeur moyen  n’apprécierait que  très mollement la présence d’une exégèse philosophique devant chaque titre sur les CD des Stones , d’
Eminem ou de Mylène Farmer.  Et  préférerait illico le téléchargement. Rock n roll attitude!

L'industrie du disque, dont la seule philosophie est celle du profit rapide ne serait donc que peu réceptive.   Le contraire , en somme, du marché de l'art, qui, lui,  se porte très bien financièrement d'avoir l'air intelligent.

Ca serait bien la première fois que les maisons de disques rendraient service à l’Art avec un grand A,

En tout cas, bravo pour l’article, M'sieur Philipponnat!