Le réel n’a pas eu lieu : une drôle d’idée de Michel Onfray

Et si l’idée que l’on se fait du réel, ce présent collant et parfois si difficile à supporter, n’était, en fin de compte, qu’un leurre, une astuce supplémentaire pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes ? Une manière de nous dire que l’idée que l’on se fait d’un événement est  (presque ?) toujours plus forte que ledit en l’état, car point d’objectivité à compter du moment où débute l’histoire. Dès que j’ouvre la bouche, le réel se déforme. Dès que je couche sur le papier ma vision du réel, la distorsion s’installe voire s’impose… Qui n’est jamais allé assister à des procès d’assises n’a pu percevoir l’étendue de la catastrophe, qui n’a jamais été juré ne peut savoir en son for intérieur combien est douloureuse la décision à prendre sur des déclarations humaines, et seulement humaines avec leur lot de fantasmes, d’interprétation, de dénégation, d’oubli et de bonne-foi insidieusement ajoutée en cerise (dé)confite de toute sa suffisante moisissure d’une mémoire à étages que rien ni personne n’est en mesure de garantir infaillible…

 

Il n’y a donc pas de héros dans la vie réelle, tandis qu’en littérature, cela foisonne mais il demeure un nom qui surpasse tout le monde : Don Quichotte. Ce preux chevalier qui n’a de cesse de défendre l’impossible justice et de combattre les moulins à vent, anti-héros que le cynisme n’émeut point, plutôt enclin à sauver la vertu. Mais au-delà de cette image d’absolu, il y a aussi, dans le roman de Cervantès, l’origine de quelques mots désormais courants, de la rosse (de Rossinante, du nom de la monture de Don Quichotte, mauvais cheval, dès 1718), au substantif Dulcinée (fiancée, maîtresse, aussi dès 1718) ou Maritorne (femme laide, même année) ; sans oublier la désormais célèbre expression de faire le Don Quichotte, autrement dit manifester de la générosité.

 

Mais au-delà de ces clins d’œil, il y a plus important aux yeux de Michel Onfray : la passion des idées au détriment de la réalité, cette religion de l’idéal sans souci du réel, ce goût des livres dont on pense qu’ils sont plus vrais que le monde qu’ils sont censés dire. Tropisme ou enchantement ?

 

Voulant décrypter autrement le système de la dénégation, aujourd’hui systématiquement étudiée selon la norme freudienne, Michel Onfray nous invite à une toute autre lecture du chef-d’œuvre de Cervantès. Une forme littéraire décalée qui voit son auteur affirmer d’emblée qu’il ne l’est pas, ce livre serait traduit d’un manuscrit arabe : un jeu de dominos qui permet de contourner la censure de l’Eglise, et de dire du mal de tout le monde sans être en première ligne puisque ce sont des personnages orientaux qui parlent, traduits par un tiers, lequel a rapporté à Cervantès qui ne fait que recopier, finalement…

 

Avec un certain humour et toujours son franc parler désormais légendaire, le plus infréquentable des philosophes contemporains nous déclare son admiration pour la modernité et la quête d’absolu dont faire preuve Don Quichotte, ne renonçant jamais, usant de la litote à mesure que les faits sont contre lui, et ne se fiant qu’à son instinct, persuadé d’être dans sa vérité, à défaut d’être dans le réel, une autre vérité finalement, mais qui peut dire laquelle est LA vérité ?

Michel Onfray nous livre surtout le premier essai littéraire sur le mystère de la dénégation, livre qu’il portait en lui depuis longtemps, mais ne voyant pas dans l’épisode des moulins à vent le reflet du jeu pervers du dénégateur, jusqu’à ce qu’il en soit victime. D’avoir été désarçonné face à la morgue du menteur qui l’accusait, s’en est suivi la révélation de Don Quichotte et le constat que pas un seul livre – jusqu’à celui-ci, donc – n’avait abordé le sujet de la dénégation. D’autant plus surprenant quand on liste le nombre d’études faites sur cet ouvrage, le plus lu après la Bible : on dénierait donc au livre de la dénégation d’être un livre sur la dénégation ?

Quant à la vérité… sa (re)connaissance tue, d’où mille stratagèmes inventés par les hommes pour la maquiller, ne surtout pas la regarder en face, cette vérité cruelle, à l’image des hommes, d’ailleurs. Cervantès nous apprend que le mensonge fait plus souvent la loi que la vérité, mais que la vérité finit toujours par faire la loi. Question de patience…

 

Ce précis d’érudition et d’analyses, mêlant la sémantique à la science des idées, se dévore tant il redistribue ces cartes trop souvent présentées de manière identique, et ouvre une nouvelle collection qui s’enrichira dès septembre d’un second tome : La passion de la méchanceté. Sur un prétendu divin marquis. Puis ce sera Dante et La divine comédie, Rabelais et Gargantua, Goethe et Faust puis Kafka et Le Procès. Autant dire que l’on n’a pas fini de relire nos classiques avec un œil neuf !

 

François Xavier

 

Michel Onfray, Le réel n’a pas eu lieu – Le principe de Don Quichotte, Autrement, avril 2014, coll. "Une contre-histoire de la littérature", 208 p. – 13,00 €

6 commentaires

L'humain ne sait pas vraiment ce qu'est la réalité. Bercé par les contes, soumis par les religions, formaté par l'histoire; seules quelques respirations scientifiques lui donnent quelques bouffées de vérités "réelles" bien souvent vite oubliées par la praxis quotidienne du mensonge et de l'affabulation.   Ce titre de Michel Onfray est comme souvent "éveilleur" de consciences au mieux assoupies dans les conforts immédiats...   

Un Onfray qui, comme à l’accoutumée, évite soigneusement de prendre quelque risque que ce soit, jamais un mot plus haut que l'autre, dans une approche et analyse plutôt œcuméniques (tout le monde pouvant y trouver son compte : réconciliation et consensus) tout en se gardant bien de transposer cette fable de Cervantes dans un contexte pourtant plus que brûlant : la falsification de la réalité, la distorsion des faits sans doute sans précédent dans l’histoire ( à savoir : qui fait quoi, à qui, où, comment, pourquoi et pour le compte de qui ?) par une coalition politico-économico-médiatique pour laquelle ce qui est ne doit pas être.

 

Aussi, il semblerait bien que Michel Onfray ait lui aussi quelques problèmes avec la réalité liberticide d'une actualité de crises et de guerres aussi mensongères que dévastatrices.

 

Il n'en reste pas moins qu'Onfray n’est définitivement ni un don Quichotte dans un cas ni un Sancho Panza dans un autre. Une seule réalité lui colle à la peau néanmoins : elle est commerciale et touche au marketing : une réalité qui consiste à devoir vendre des livres au plus grand nombre : pas de vague donc ! Pas de vague, pas de vague, jamais ! Excepté dans le microcosme parisien… dont tout le monde se fout… et dont la réprobation ne vous fera jamais perdre un seul lecteur.


Pour prolonger, cliquez : http://sergeuleski.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/06/19/don-quichotte-et-sancho-panza-aujourd-hui-qui-est-l-un-qui-e.html

 

 

Très franchement la promotion de Don Quichotte par Onfray que Monsieur Onfray a fait à la télé dans "On n'est pas couché" ne m'a pas donné envie de lire ce livre. La caricature de la différence droite/gauche, dans une contradiction simpliste entre la gauche qui dénierait la réalité versus la droite réaliste et pragmatique mais qui manque d'idéologie, qu'il a fait, en comparant la gauche à un Don Quichotte réduit était d'une superficialité indigne d'un philosophe qui se dit en outre "de gauche"... La gauche est pragmatique contrairement à ce qu'en dit Onfray et le pragmatisme de gauche tient dans la lutte des classes, qui elle est bien réelle, mais que Onfray a mis aux oubliettes, comme il a mis aux oubliettes le fait que Don Quichotte a été écrit dans un contexte économique et social particulier, réduisant Don Quichotte à un vulgaire psychopathe!

J'adore Michel onfray !

Réponse à Michel Onfray : le vrai Don Quichotte se trouve sans doute ici, dans l'essai de Dominique Aubier "Don Quichotte, prophète d'Israël", éditions Ivréa.
L'auteur y démontre que le roman de Cervantès est entièrement crypté sur une codification de type hébraïque.  De quoi décoiffer les platitudes du philosophe et recadrer les conceptions désuettes de l'académisme…

"La deuxième édition (1608) originale du Quichotte, révisée par son auteur, est truffée de «fautes» que les officiels s’empressent de corriger dans les éditions suivantes. Mais en réalité, il fallait décoder ces «erreurs» qui n’en étaient pas et qui transformaient, par l’omission d’une lettre, par l’accentuation mal placée, le roman castillan en un traité initiatique habité du système qui fonde l’herméneutique : autant de messages cryptés, dont certains sortent droit du texte biblique, notamment des chapitres d’Ezequiel. Je sais qui je suis, dit Don Quichotte. Qui est-il vraiment ? Dominique Aubier suit Cervantès à la trace. Elle restitue le fil conducteur de sa pensée, si bien que l’enquête est menée par Cervantès en personne, qui pose des jalons dans un jeu de piste dont le trésor est l’apparition du sens."

La kabbale dans Cervantes... pourquoi pas, tout le monde a droit de fumer de la moquette.