Écrivain, philosophe, directeur de la revue Lignes, et éditeur. Il n'enseigne pas.

Défiguration, l'effacement progessif de la figure de l'écrivain, par Michel Surya

Parce qu'il a été engagé comme secrétaire du grand écrivain dont il admire l'œuvre, alors que celui-ci vit en reclus depuis la mort de son épouse et que personne n'a jamais pu l'approcher, le jeune narrateur, épris de Lettres et des utopies sur l'homme qu'elles contiennent, prend soin de s'armer de révérence et d'un carnet sur lequel il va noter son incroyable aventure. Mais, las, il semblerait qu'il ait été admis au sein du cercle très étroit (l'auteur, son frère, sa belle-sœur) dans lequel survit Adler, non pas pour écrire — ce qu'il croyais naïvement — mais pour effacer, pour aider à détruire ce qui a été fait : « J'allais devoir superposer mes yeux à ses yeux. J'allais devoir voir pour lui ce que sa cécité allait le priver de voir : sa mort ». C'est la mission d'anéantissement du dit parce que rien de l'expérience n'est finalement dicible, et que laisser des traces serait trahir l'intégrité retrouvée par Adler de son rapport au monde.
Cette exigence vient du traumatisme initial, la survie du camp de concentration — qui n'est dit que tardivement, comme une vérité retenue —, qui était possible encore avec son épouse mais qui seule se montre dans sa terrible froideur : « On ne répare pas l'horreur d'avoir survécu par celle de dire comment. » Toute littérature est vouée à ne pouvoir dire ce qu'elle porte en elle-même si elle est porteuse de mots. Il fait extraire l'auteur des livres pour atteindre à un degré zéro de littérature qui soit pur énoncé universel.

Mais il pourra faire disparaître toutes les traces de son existence, il ne pourra effacer ce qui a été publié, la trace restera. Aussi la douleur d'Adler est-elle encore plus nette, son suicide par l'autodafé de sa propre œuvre marque qu'il abandonne le monde et ce qu'il a bien pu lui donner à lire.

Car rien ne tient, rien ne vaut, de ce qui a été il faut ne tenir aucun compte : la vérité de l'écrivain est dans l'anonymat :

« Ce n'est qu'aveugle que j'ai compris. Aveugle, l'anonymat me fut rendu, en même temps que je fus rendus à ma défiguration. » / « Il faudrait pouvoir se retirer de ce qu'on écrit. Qu'écrire soit l'analogue de l'abandon. Qu'en ce sens, écrire ressemble à l'abandon par lequel on entre dans l'anonymat de la mort. »

La langue hiératique de Michel Surya, qui donne à lire par les articulations compliquées de sa phrase tout des troubles de ses personnages, tout même de l'impossible presque de l'énonciation, porte en elle l'effacement dans l'obscurité du propos de l'œuvre même. Défiguration est un pari aventureux, celui de dire avec une langue très littéraire la vanité de la littérature même, de retourner contre soi l'essence de l'écrit pour lui donner son ultime justification, son éclat avant implosion : « Se souvenir est impossible. Oublier l'est aussi. Seule la mort ne trahit pas. » Michel Surya place son écriture sur le fil de l'impossibilité à rendre ce qui pose l'existence même du fait littéraire comme insoluble, la trace qui veut ne pas être, « l'absente de tout bouquet » mallarméen qui ne se résout  qu'en un vain combat dont on admire, en lisant, la force du style.


Loïc Di Stefano

Michel Surya, Défiguration Editions Léo Scheer, janvier 2006 (1re éd. Fourbis, 1995), 173 pages, 17 euros
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