la Haine de la littérature

Des Chiffes et des lettres

 

Il est noble de vouloir combattre, voire simplement dénoncer les ennemis de la littérature. Mais quand, dans l’essai de William Marx la Haine de la littérature, ces ennemis ressemblent à des moulins à vent, l’entreprise est un peu dérisoire.

 

L’ouvrage étant publié aux Éditions de Minuit, le lecteur ne saurait imaginer qu’il est convié à une partie de kolossal Rigolade. Pourtant, il convient de lire les deux cents pages de la Haine de la littérature de William Marx comme on lirait un recueil d’histoires drôles. A petites doses. A tout boire d’un trait, on risque l’étouffement.

 

Qualités et inconvénients de l’érudition. A priori, un essai dans l’index duquel se retrouvent Renan, Kennedy, Platon, Wagner, Sarkozy, Picasso et Tite-Live a tout pour nous séduire. Encore faudrait-il mettre un peu d’ordre dans cette avalanche, hiérarchiser les différents matériaux. Las ! les montagnes qui accouchent de souris sont mises sur le même plan que les souris qui accouchent de montagnes et l’auteur a souvent l’énergie déconcertante de ces avocats qui remuent ciel et terre pour défendre des accusés que personne n’accuse et qui se portent on ne peut mieux. Car enfin, s’il est vrai que la littérature a pu être exposée au fil des siècles à diverses manifestations de haine, et même à des autodafés, nous savons bien que c’est elle qui a toujours fini par triompher et qu’il n’y a aucune raison pour penser que les choses puissent changer, sauf si l’on veut s’ériger en prophète de malheur.

 

Cette joyeuse confusion se dessine dès la katriemdecouv, qui n’est peut-être pas due à l’auteur lui-même, mais qui ne trahit guère les développements qu’on trouvera à l’intérieur de l’ouvrage : « De Platon à Nicolas Sarkozy, nous dit-on, ce livre fait le portrait d’une incroyable galerie de grotesques et de ridicules… » Nous reviendrons plus loin sur le cas Sarkozy, mais, si nous savons ce que parler veut dire, nous comprenons ici qu’il convient de considérer Platon comme un gros bouffon. De fait, Marx s’amuse comme un fou à relever que, juste après sa condamnation de la poésie (due au fait que celle-ci n’est qu’imitation et qu’elle tend souvent à montrer que le mérite et l’honnêteté sont rarement récompensés à leur juste valeur), Platon ne craint pas de livrer au lecteur un mythe — le mythe d’Er. Voyez un peu ce Janus de la pensée : honneur au mythe philosophique ! honte au mythe littéraire ! Marx semble oublier que quiconque a lu trois pages de Platon sait que sa marque de fabrique est l’aporie — autrement dit, pour ceux qui ne connaissent pas le grec, les conclusions en eau de boudin —, et que l’ironie socratique consiste à amener le lecteur à lire en lui-même beaucoup plus qu’à lire le texte qu’il a sous les yeux. La vraie lecture commence quand cesse la lecture. A cela s’ajoute une question souvent ressassée, mais qui reste toujours en suspens, pour une simple raison lexicale : quelle définition faut-il donner exactement au mot littérature, puisqu’il n’existe pas, et n’a pas vraiment d’équivalent dans l’Antiquité ? Nous serions personnellement tenté de dire qu’à l’époque de Cicéron, ce serait peut-être le terme eloquentia qui lui correspondrait le mieux. Et Platon lui-même ne fait-il pas partie de la « littérature », même si de subtils esprits ont décidé au XIXe siècle qu’un mur de Berlin devait séparer littérature et philosophie ? (Des gens comme Valéry ou Jankélévitch sont venus depuis ouvrir quelques brèches dans ce mur.)

 

Il serait malhonnête de prétendre qu’on ne découvre pas, à la lecture de la Haine de la littérature, un certain nombre de choses amusantes et intéressantes, mais on ne saurait voir un arsenal de bombes atomiques là où il n’y a le plus souvent que des pétards mouillés. Nous avons droit, délayantes paraphrases à l’appui, à la totalité des critiques de Rousseau contre l’immoralité de La Fontaine, que tout le monde connaît par cœur et qui font, on le sait bien, partie de la paranoïa de Jay-Jay. Nous avons droit, après roulements de tambour et « prégénérique » digne d’une superproduction hollywoodienne — le nom des protagonistes n’est livré qu’au terme d’un suspense insoutenable étalé sur plusieurs pages —, à l’exposé détaillé d’une querelle britannique fracassante, qui remonte aux années soixante et dont on nous précise généreusement qu’elle n’a eu aucun retentissement en France, opposant Messieurs Charles Percy Snow et Frank Raymond Leavis. Le premier, faux jeton de première, qui aimait à se présenter comme un heureux croisement entre l’homme de science et l’homme de lettres, mais qui fit une conférence dans laquelle il jetait la littérature au tapis, fut, nous assure-t-on, privé du prix Nobel (de littérature, qui pis est !) qu’il pensait déjà avoir décroché quand il fut lui-même tout entier jeté au tapis dans une « contre-conférence » du second. Une telle anecdote ne manque pas de saveur, mais constitue-t-elle vraiment un pilier de l’histoire de la littérature méritant qu’on lui consacre vingt pages entières, pour présenter un peu plus loin une variation sur le même thème starring Ernest Renan, et nettement plus intéressante, puisque le même Renan qui annonçait la mort de la littérature est aujourd’hui encore une référence littéraire ?

 

Même chose à propos du très œdipien conflit entre Messieurs Tanneguy Le Fèvre père et Tanneguy Le Fèvre fils, respectivement père et frère de Madame Dacier, dont le nom est resté dans l’histoire pour la traduction qu’elle proposa de l’Iliade en 1711 et que des esprits chagrins contestèrent parce qu’elle s’était contentée de traduire en prose un texte poétique. Quoiqu’il ne fût point, semble-t‑il, du genre commode, Monsieur Tanneguy Le Fèvre père s’était fait une spécialité de traduire les poètes latins, dont certains, on le sait, étaient fort licencieux. Tanneguy Le Fèvre fils dépensa des flots d’encre pour dénoncer tous ces pervers que son père avait traduits. Voyons, il n’y avait qu’à ouvrir les yeux : Virgile & Co. étaient « infectés de vices exécrables qui à bon droit sont dans nos contrées passibles de mort ». En clair : quand ils n’étaient pas ivrognes, ils étaient homosexuels. Encore une fois, la lecture de ce genre de « raisonnement » ne laisse pas de faire sourire, mais elle devient assommante quand les billevesées de Tanneguy Jr. sont reprises sur plusieurs pages. William Marx ne voit pas, semble-t-il, que la complaisance avec laquelle il détaille les égarements du jeune homme le fait s’égarer lui-même tout autant. Rien n’est plus vicieux que la pruderie quand elle se plaît à énumérer par le menu les crimes de la débauche.

 

Venons-en enfin au cas Sarkozy, exemple phare de la dernière partie de l’ouvrage, destiné à montrer que les attaques contre la littérature sont encore vives et véhémentes aujourd’hui. On ne va pas revenir ici sur les circonstances de la polémique autour de la Princesse de Clèves, que tout le monde connaît. Mais il est bien triste que Marx, après tant d’autres, poursuive de sa hargne dans sa péroraison un propos qui compte sans doute parmi les plus sensés que notre ex-président ait jamais tenus. Nous pourrions facilement ironiser sur tous les vaillants croisés qui se dressèrent pour défendre la mémoire de Madame de La Fayette. Combien étaient-ils, dans ces preux, ceux qui avaient vraiment lu la Princesse ? Mais la question n’est même pas là. Sarkozy, à la faveur de cet exemple, soulevait à juste titre la question bien plus vaste de la pertinence des critères de sélection de certains examens et concours. Il n’attaquait pas la littérature ; il se demandait si la littérature, en particulier dans un texte aussi peu accessible aujourd’hui — et nous invitons tous ceux qui protestent à aller faire un tour dans une khâgne et à demander à nos jeunes gens s’ils comprennent aisément la prose de Madame de La Fayette  —, était le bon outil pour identifier la compétence. Seulement, en France, sous prétexte que c’est le meilleur moyen de repérer l’intelligence, on aime déplacer systématiquement les questions, donner des sujets hors sujet. La version de Cicéron proposée l’an dernier à l’agrégation de Lettres classiques était parfaitement incompréhensible pour qui ne savait pas à quoi elle faisait allusion. Le jury vous répondra que cela n’avait aucune importance, puisque le classement dans un concours est par définition relatif. Oui, mais quand on demande aux candidats de sauter à pieds joints par-dessus l’Everest, tous les candidats tombent et l’on voit mal comment on pourrait comparer leurs mérites respectifs. Osera-t­­‑on dire que certains tombent plus élégamment que d’autres ? Allons, un peu de sérieux.

 

Même ricanement de Marx à propos de cette ministre de la culture qui a osé dire qu’elle n’avait pas le temps de lire. La chose, bien sûr, est en soi regrettable. Mais la déclaration avait le mérite d’être honnête, car quel ministre, quand on sait ce qu’est un emploi du temps de ministre, pourrait avoir le temps de lire ?

 

Que cet essai sur la Haine de la littérature, qui entend défendre de beaux principes et de nobles valeurs, s’applique à éteindre des incendies qu’il a lui-même allumés, passe encore. Mais qu’il en allume d’autres qu’il se garde d’éteindre, voilà qui est pour le moins singulièrement maladroit. L’ouvrage vaut pour quelques pages qui défendent le plaisir de la littérature pour défendre le plaisir de la littérature. Mais elles sont si rares…

 

FAL

 

William Marx, la Haine de la littérature, Les Éditions de Minuit, octobre 2015, 19 €

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