Michel Thévoz éclate le cadre de l’Art Brut

Si, et seulement si, la Covid nous oublie un peu, nous pourrons pousser le plaisir de sortir de chez nous pour aller jusqu’à Lausanne, voir dès le 11 décembre l’exposition L’Art Brut s’encadre et constater in vivo ce que nous rapporte Michel Thévoz dans son remarquable essai (aux illustrations toutes aussi remarquables) qui s’articule autour de l’idée d’encadrement : celle, physique, du cadre mobilier qui délimite – ou pas – l’œuvre et celle, psychique, de l’artiste libéré de ses maux pour laisser parler son âme dans la création, choisissant ce medium portant alors les stigmates de cette folie qui n’est pas autre chose qu’une manière différente d’aborder l’impossible métier de vivre (Pavese aurait-il échappé au suicide s’il avait peint plutôt qu’écrit ?) qui ronge nos esprits dénués de certitude.
La modernité a tué non seulement Dieu mais aussi la spiritualité que ces mythes engendraient, ainsi privés de sens nous sommes perdus, et ceux, finalement, qui s’en sortent le mieux, sont ces aliénés que l’on moquait jadis, allait voir comme au zoo les animaux, quand on devine désormais, à contempler leurs œuvres, combien ils sont proches de la lumière, de cette vérité qui pourrait nous soulager, loin, si loin de notre matérialisme libéral indécent et oppressant…

Rappelons que la caractéristique première des auteurs d’Art Brut, tels que Jean Dubuffet les a définis, c’est d’être dans une large mesure indemnes de culture, une virginité qui les porte vers une réalisation d’une rare liberté, d’une qualité dont certains pseudo-artistes de l’AC devraient s’inspirer et leur donner l’idée de retourner s’enterrer loin des médias qui les vénèrent quand ils ne produisent que du rien ! Les artistes de l’Art Brut n’ont, eux, de référence ni dans la tradition ni dans la mode artistique, et encore moins les uns chez les autres…
Comme en clin d’œil aux politiciens toujours en mal de gros mots choquants pour affoler les foules, nos artistes usent sauvagement, en tant que véritables originaux, marginaux ou égarés, d’un accessoire éminemment culturel, le cadre, sans en saisir théoriquement l’enjeu, avec seulement l’allégresse déconstructiviste des enfants qui démontent un jouet pour en saisir le fonctionnement.
 

Point de cadre ici puisqu’il est, dans son usage ordinaire, autrement dit bourgeois, un discriminant social et un signe d’appartenance voire un alibi à l’attestation d’un goût sûr (amis collectionneurs de l’AC, je vous salue !) ; l’histoire du cadre est donc un inventaire sociologique mais pour les artistes de l’Art Brut, en revanche, il devient un accessoire culturel dont ils ignorent le mode d’emploi. Et ainsi en jouent-ils en inversant les signifiés, court-circuitant les rapports sociaux, basculant d’un excès l’autre…

D'ailleurs, l'un se prend pour Staline (Lobanov), un prophète (Walla), la belle Otero (Aloïse), une figure du Second empire (Hodinos) quant à Wölfli, Gustav, Crépin, Marcomi, Godi et Cie s'en remettent à des inspirateurs surnaturels : ils ont tous un délire d'identification qu'ils exaltent par le cadre, usurpant ainsi une identité et signant une caractéristique : celle de l'Art Brut. En usant alors de cadres factices insérés à l'intérieur de leurs compositions, les artistes simulent-ils ou jouent-ils d'un second degré ? Le savent-ils eux-mêmes ? Ils le font dans leur joie ou leur dessein impossible à stopper d'encadrer naïvement, parfois avec maladresse ou parodie l'idéologie du cadre, qui, avouons-le, leur passe largement par-dessus la tête. Et c'est tant mieux car cela ne freine en rien la créativité, et tant pis pour les excès de détails, les débauches de bordures qui se redoublent, tous ces passe-partout à inscriptions, de maries-louises historiées, de cartouches ornementés : c'est leur signature, c'est l'Art Brut dans toute sa splendeur !

Dans De pictura (1435), Alberti assimile le tableau à une fenêtre qui s’ouvre sur une portion de réalité. L’objectif pictural sera atteint si nous avons l’impression que ce qui est représenté se poursuit au-delà du cadre, correspondant au etc. de la langue. Car les artistes de l’Art Brut parlent peu, communiquant plutôt par le dessin, c’est ici que la psychose se développe mais une psychose réussie – ou une schizophrénie au diapason du monde – rappelant la réflexion de Kafka : Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme.

Je n’aime pas les cadres, mis à part les caisses américaines et encore, je préfère laisser le tableau vivre en compagnie de son décor ; faut-il pour autant en déduire quelque chose ? Peut-on dresser, à l’instar de Michel Thévoz, une typologie psycho-socio-mythologique des encadrements bourgeois ? Les plus spectaculaires – les cadres de style nouveau riche, clinquants, outrageusement dorés – affichant l’arrogance sociale de ceux qui s’imaginent ainsi emprisonner l’art dans une cage dorée et renvoie l’artiste à un simple rôle de décorateur…

Avec des variantes dont la plus cultivée pourrait se révéler une protestation artistique de collectionneurs soucieux d’attester de leur bon goût voire de rivaliser avec l’œuvre (sic) ; sans oublier les plus-values mesquines de ceux qui n’ont pu se payer qu’un petit dessin et compensent par un encadrement démesuré.

Et si l’idée d’imposture venait plutôt de la classification ? Pourquoi ce mépris pour l’Art Brut jugé rédhibitoire par le plus grand nombre quand ce livre démontre qu’il contient tant de merveilles, de trouvailles, de chefs-d’œuvre que l’art officiel n’atteint que très rarement, surtout depuis les cinquante dernières années… L’ouvrage de Michel Thévoz est ainsi indispensable tout comme l’exposition qu’il accompagne afin de réhabiliter ce courant artistique d’une importance considérable, vitale.


François Xavier

 

Michel Thévoz, Pathologie du cadre – Quand l’Art Brut s’éclate, 67 illustrations couleur in-texte, coll. Paradoxe, Minuit, octobre 2020, 160 p.-, 18 €
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