Mo Yan et le chambard chinois

"Logiquement, je devrais commencer par écrire sur ce qui s'est passé après 1979, mais voilà…" Ainsi commence le récit autobiographique de Mo Yan, et tout est déjà dans ce début. Il aurait dû commencer par l'année 1979, mais n'y viendra que soixante-dix pages plus loin. Il devrait raconter ses souvenirs mais, même si on assiste aussi, accessoirement, aux débuts de la carrière du futur Prix Nobel, le "personnage principal de ces chroniques" est, dit-il, non pas lui mais son camarade de classe He Zhiwu. Qu'on ne verra pas pendant la plus grande partie du livre. Et à qui un camion dispute la vedette, un Gaz-51 de fabrication soviétique, lequel, après avoir fasciné les écoliers du village de Gaomi, ressurgit à intervalles réguliers au cours du récit avant de terminer sa carrière dans le film Le Sorgho rouge, tiré d'une œuvre de Mo Yan lui-même, où il est maquillé en véhicule japonais. On voit qu'en parlant d'autobiographie on allait un peu vite. Pourtant, l'auteur l'affirme : "Le présent texte, pour l'essentiel, relève du genre 'mémoires'". Il est vrai qu'il ajoute aussitôt : "… et si certains passages ne sont pas conformes aux faits avérés, c'est que, avec le temps, mes souvenirs se sont altérés".

 

Le Grand Chambard repose ainsi sur tout un jeu de décalages faits pour déjouer les habitudes et les attentes du lecteur. Et qui s'expliquent peut-être aussi par des raisons de prudence politique, car le vrai sujet du livre, c'est la Chine, et son histoire tourmentée, vue de biais et par fragments à travers les yeux des petites gens qui la vivent au jour le jour, des années soixante jusqu'à l'époque actuelle. À l'école, le petit Mo regarde "quelques jolies filles" sélectionnées pour participer à un tournoi de ping-pong "au niveau du district" : "Ce sont toutes des filles de cadres de la ferme d'État, jouissant d'une bonne alimentation, elles ont bénéficié d'un excellent développement physique, elles ont la peau blanche ; (…) on voit au premier coup d'œil qu'elles n'appartiennent pas à la même classe sociale que nous autres, petits galopins de pauvres". De toute façon l'auteur sera bientôt renvoyé car on le soupçonne d'avoir surnommé "Liu-le Crapaud" son instituteur, "Fils de martyr" et de surcroît "vice-président du comité révolutionnaire de l'école". Que faire ? "Si tu ne peux devenir cadre ou apprendre à conduire, il faut au moins trouver un moyen pour entrer au Parti", lui dit son père. Mais lui, lors de "la guerre d'autodéfense contre le Vietnam", pense plutôt à "devenir un héros" : "Si je mourais au champ d'honneur, mon père et ma mère auraient alors le statut de 'parents de martyr', cela changerait la situation politique de la famille et, du coup, ils ne m'auraient pas mis au monde ni élevé pour rien".

 

Les choses évoluent, pourtant. "Le mouvement estudiantin" de 1989 fait l'objet d'une phrase en passant mais l'arrivée sur le devant de la scène des hommes d'affaires douteux est signifiée spectaculairement par la réapparition de He Zhiwu, chassé de l'école à peu près en même temps que le narrateur, et dont celui-ci se demandait dès le départ : "Notre camarade était-il un grand voyou ou un grand héros ?" Le vieux camion soviétique fonçant en bringuebalant vers un avenir incertain, l'ancien condisciple devenu entrepreneur corrompu et ne parlant plus que "dépenses, amitiés, petites pertes et gros profits faciles", représentent à l'évidence les deux idéaux successifs du pays le plus peuplé du monde, depuis 1949. Et le passage de l'un à l'autre est clairement signifié lors de la première visite du narrateur à Pékin, où il contemple la dépouille de Mao : "Autrefois, même en rêve, nous n'aurions pu imaginer que le Président pouvait mourir un jour, et pourtant il était bien mort". Après quoi il va visiter le Musée d'histoire naturelle, dans lequel, note-t-il, "le squelette d'un énorme dinosaure" lui fait "grande impression".

 

On l'aura compris, sous les apparences du brouillage de pistes, du désordre et de la nonchalance, le récit de Mo Yan obéit à une construction extrêmement savante. Au départ, une balle de ping-pong, qui, "comme dotée de vision, entre dans la bouche de l'instituteur", le fameux Liu-le Crapaud. Hasard burlesque et métaphore probable… Toujours est-il qu'au terme d'un parcours faussement chaotique on en reviendra, dans une boucle impeccable, à cette balle initiale, à l'enfance et au vieux camion. Entre-temps on aura été emporté par un tourbillon d'incidents, de lieux, de personnages cramponnés chacun, avec quelle énergie, à une existence dont le contrôle leur échappe. On ne comprend, il faut le dire, pas toujours tout, et les proverbes drolatiques qui parsèment l'ouvrage ne sont pas forcément d'un grand secours. Certes il faut éviter d'imiter "la pousse de soja tombée dans les latrines et qui essaie de se faire passer pour un asticot à longue queue" ; ou, quand "le cochon bien gras donne de la tête contre la porte", s'imaginer "que ce sont les griffes d'un chien qui la grattouillent" ; mais on a beau dire, "Si le canard monte sur un support, c'est qu'il y est contraint" et, en tout état de cause, "Fille en grandissant change grandement".

 

Que joue le charme, ici paradoxal, de l'exotisme, est inévitable. Mais l'impression qu’a le lecteur de ne pas tout maîtriser va bien, ruse suprême, dans le sens de ce que veut montrer ce livre jubilatoire, mélancolique, plein de sophistication et gonflé de vitalité. Car la vie en Chine de Mao à nos jours c'est, à n’en pas douter, un sacré chambard.

 

Pierre Ahnne

 

Mo Yan, Le Grand Chambard, traduit du chinois par Chantal Chen-Andro, éditions du Seuil, collection "Points", mars 2014, 128 pages, 5,20 euros

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