Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673), auteur de comédies qui sont la peinture de son époque, acteur et directeur de troupe. Biographie de Molière.

Molière : Biographie

Que dire sur Molière (1622-1673) qu’on ne sache ? En même temps, on ne dispose de rien de tangible sur sa personne. Les lieux ont disparu (maison natale, habitats, théâtre…) ; les manuscrits, les lettres, les corrections ont été égarés ou dispersés ; ces cendres mêmes déposées au cimetière du Père Lachaise à Paris sont incertaines. Dès lors, tout est conjoncture, interprétation, voire sublimations. Une thèse très documentée pose que Molière n’aurait été que le prête-nom de… Pierre Corneille !



Comment le définir ? Acteur, directeur de troupe. Auteur. Homme de théâtre en tout cas comme on parlera plus tard d’homme de lettres. Pour en savoir davantage, il faut relire les textes : trente-cinq pièces, des poèmes, un éblouissant Remerciement au roi. La cohérence du personnage saute alors aux yeux. Elle discerne Molière en Jean-Baptiste Poquelin.

 

Alors, on peut prendre pour angle : Molière et les femmes, Molière et la famille, Molière et la politique, Molière et la religion… Auteur de comédies dans un monde où la tragédie triomphe ? Les malentendus sont tels que notre homme se met lui-même en scène, jouant son propre personnage pour clarifier ses desseins : « Comme l’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu’un dans le monde. » Et plus loin : « Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste(1). » Nous sommes en 1663. Molière a 41 ans. La troupe est sous la protection du frère du roi, Monsieur, depuis cinq ans. Elle a triomphé avec Les Précieuses ridicules (1659), avec Les Fâcheux (1661), surtout avec L’École des femmes (1662) : « Et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste. » Les premiers défauts exposés sur le théâtre sont les siens propres : jaloux comme Sganarelle, avare comme Harpagon, hypocondriaque comme Argan, misanthrope comme Alceste, il livre ses sentiments au nom de la nature. Être nature, à l’époque, n’est-ce pas être vrai, comme l’écrira Jean de La Fontaine, son ami, à M. de Maucroix : « Et maintenant il ne faut pas/Quitter la nature d’un pas » ?

 

Ambitieux et sous pression

 

Molière a une ambition démesurée dans un monde incertain. Il veut être le surintendant des fêtes du roi : mettre en scène danseurs, jongleurs, défilés d’animaux, feux d’artifice, musiciens… et que la fête soit totale ! Fouquet, le surintendant aux finances, lui avait confié ce rôle pour la fameuse soirée du 17 août 1661 à Vaux-le-Vicomte, soirée qui tourna mal, le roi ne lui pardonnant pas une magnificence qui dépasserait la sienne. Quelle relation s’est nouée entre Molière et celui qui deviendra le paria du régime ? Secrets, mystères… Fouquet avait-il été dans le camp des Frondeurs ? Auquel cas, il aurait été inscrit dans le réseau discret où l’on retrouve le prince d’Épernon (protecteur de Molière en 1645), le prince de Conti (protecteur de Molière de 1653 à 1657), et surtout l’introuvable Esprit de Rémond, comte de Modène, chambellan de Gaston d’Orléans, amant de Madeleine Béjart et père de ses deux filles, Françoise et… Armande ! On est dans un roman de capes et d’épées. Si les troupes du roi retrouvent l’enfant, on la prendra en otage pour débusquer le père Frondeur. On a caché Françoise dans un couvent. On masque l’identité de la cadette qui passe pour la propre fille de Madeleine et de son compagnon, Molière. N’oublions pas l’époque qui permet l’emprisonnement du masque de fer, temps rêvé pour un Alexandre Dumas. C’est d’ailleurs d’Artagnan qui viendra arrêter Fouquet. Il n’empêche que trois ans plus tard, le roi confie à l’auteur des Fâcheux la gestion complète des huit jours de fêtes que seront Les Plaisirs de l’Île enchantée, à Versailles. Et il lui assurera une protection complète en lui demandant d’organiser les grandes célébrations de la cour.

 

La légende est tenace qui fait de Molière un saltimbanque ayant erré pendant douze ans sur les routes de France, jouant dans les villages sur des tréteaux éventés. Se présente-t-on en haillons devant le roi ? Le fils Poquelin n’avait pas de mauvaises manières ; Louis XIV savait à qui il avait affaire. Molière le faisait rire, Poquelin savait le servir. « Les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent […] Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables(2). » Le roi est impatient ? Molière est pressé. On dirait aujourd’hui « sous pression ». Il demande de l’aide. Pour écrire Psyché (1671), il fait appel à « la main de M. C. ». C’est là en effet qu’intervient Pierre Corneille. Pour d’autres pièces, il prendra les intermèdes de Quinault ou de Benserade. Il s’inspire de schémas tout faits dans la commedia dell’arte, il prend des idées chez Plaute ou Térence, il produit à toute vitesse. Et quand il lui faut publier ses pièces, il en regrette les imperfections : « Mais enfin, comme j’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer(3) » ; ou il s’en excuse : « Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci : et c’est une chose, je crois, toute nouvelle, qu’une Comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours(4). » Qu’il écrive La Princesse d’Élide ? Il commence en vers puis s’interrompt en laissant un avis : « Le dessein de l’auteur était de traiter ainsi toute la comédie. Mais un commandement du roi qui pressa cette affaire l’obligea d’achever tout le reste en prose, et de passer légèrement sur plusieurs scènes qu’il aurait étendues davantage s’il avait eu plus de loisir(5). » On peut multiplier les exemples de pressions qui vont le conduire à l’essoufflement final, quand, Armande, son épouse lui recommande de ne pas jouer ce jour-là, 17 février 1673, et qu’il répond : « J’ai cinquante ouvriers à nourrir. » Pour eux, il montera sur scène jouant Le Malade imaginaire à s’en faire péter les bronches et les veines.



De là, l’énergie incroyable qu’il déploie sur scène. Tout est écrit dans une sorte de chorégraphie verbale, pour que les déplacements filent, les répliques fusent, les sentiments se confondent et que de ce souffle naissent tendresse, jeunesse, gaieté, et folie. Il n’y avait qu’à assister à la première de Monsieur de Pourceaugnac à Chambort, le 6 octobre 1669. Molière est sur scène. Lully, l’autre Jean-Baptiste, est dans la fosse, au clavecin. Les deux compères en rajoutent, dialoguent, dansent. Lully n’en peut plus et s’écroule sur son instrument qui s’effondre sous son poids. Éclats de rire magistraux. On se tient les côtes, Molière fait friser sa moustache. Le roi pleure de rire et la cour avec. Une folie. Cette énergie anime surtout toute la troupe.

 

Leur chef les regarde et les met en scène autour de lui. Le canevas est classique : un père maladivement obsédé par un sujet (la religion pour Orgon, la médecine pour Argan, l’argent pour Harpagon, la noblesse pour Monsieur Jourdain) veut marier sa fille, laquelle file déjà le parfait amour avec un jeune homme idéal. Le rideau tombera sur le mariage des amoureux et le retour à la raison du père. Dans ce système dramatique, Molière joue toujours le père, La Grange le jeune homme, Armande ou Catherine de Brie, voire marquise du Parc, la jeune femme. Aujourd’hui, il s’agit de reprendre les distributions de l’époque pour comprendre les caractères : les comédiens n’avaient pas trop à se forcer ; et les spectateurs leur en savaient gré car ils retrouvaient sur scène les types qu’ils appréciaient. Ils sont au théâtre comme à la ville ; les petits travers observés çà et là se retrouvent dans les textes. On peut regretter que dans la nouvelle édition des œuvres complètes en Pléiade les distributions ne soient pas attribuées pour chaque pièce comme cela se fait souvent.

 

L’entreprise et la scène

 

Bien sûr, il y eut des trahisons. Marquise du Parc, la splendide Gorla quitta la troupe pour le prestigieux Hôtel de Bourgogne, suivant Jean Racine dont elle aura un ou deux enfants… Mais l’esprit de la Troupe scellé par l’énergie de son chef demeurera. D’autant qu’en bon entrepreneur, Molière inventa un système de rémunération équitable qui donnait une part à chacun, et créa même une caisse de pensions pour les vieux comédiens qui prendraient ainsi une retraite. Derrière Molière se tient un rigoureux et vigoureux chef d’entreprise. Dès l’Illustre Théâtre, les contrats sont signés devant notaire. Molière négocie, arbitre, travaille à l’organisation : mise en scène, publicités, machinerie, décors, costumes… Il est tapissier du roi par son père et n’abandonnera jamais la charge. L’entreprise Poquelin est de taille. La première livraison effectuée pour le compte du roi comportait quatre-vingt charrettes ! Pas une mince affaire, donc… Capable de louer du mobilier pour un dîner à la cour quand on manquait de chaises. Véritable décorateur d’intérieur, le tapissier du roi doit redécorer les endroits que quitte le roi ; prévoir de la soie en été et des étoffes lourdes en hiver. Au Louvre, à Fontainebleau, à Saint-Germain-en-Laye, à Chambord… Molière ne connaîtra pas Versailles achevé.



Mais le plus visible, à l’époque, et le plus inconnu aujourd’hui est le jeu de l’acteur Molière. La toux, d’abord légère, devint si caractéristique de son personnage qu’il en fait un trait d’Harpagon : « Votre fluxion ne vous sied point mal et vous avez grâce à tousser », lui dit la flatteuse Frosine. Il est incontestablement la vedette de la Troupe, le tordant Sganarelle. Il invente ce personnage avec Sganarelle ou le Cocu imaginaire en 1660, quittant Mascarille, avatar du valet de la commedia dell’arte pour un bourgeois anti-galant, fort de ses prérogatives de mari, misogyne ; un homme trompé parce qu’il se trompe lui-même. Avec Sganarelle, Molière peut grimacer et jouer des mimiques : « jamais personne ne sut si bien démonter son visage, et l’on peut dire que dedans cette pièce, il en change plus de vingt fois », indique le commentateur du texte (657 alexandrins), le plus joué du vivant de son auteur. Sa première réplique, son entrée, aussi simple que drôle, montre un cabotinage qui se joue du public : « Qu’est-ce donc ? Me voilà. » La nouvelle édition de la Pléiade livre les commentaires de chaque scène. Sont-ils de Molière lui-même pour s’assurer la publicité d’un texte publié d’abord sans son accord puisque capté pendant les représentations ? Ils ne manquent pas d’humour : « Il faudrait avoir le pinceau de Poussin, Le Brun et Mignard, pour vous représenter quelle posture Sganarelle se fait admirer dans cette scène, où il paraît avec un parent de sa femme. » Là encore, on en apprend sur le jeu et les postures sur scène.

 

Organisateur

 

Alors, on peut s’arrêter sur le caractère de Molière. Pas facile à définir. Autoritaire, coléreux, égoïste pour les uns ; tendre, patient et généreux pour les autres. Jaloux en tout cas et autant réservé à la ville qu’expansif à la scène. On en arrive à l’ambiguïté qui se manifeste de façon éclatante dans Le Misanthrope ou L’Atrabilaire amoureux. L’oxymore du sous-titre rassemble l’ambivalence de Molière lui-même. Car il est autant Philinte qu’Alceste ; les deux personnages se partagent le verre à moitié vide et à moitié plein. Rousseau ne s’est pas complètement trompé en prenant la défense d’Alceste, mais il a dévoyé la comédie en un genre plus sérieux. Or, Le Misanthrope est assurément une comédie, un moment drôle et juste qui fait grincer. Et, de nos jours, il faut un certain effort de lecteur pour ne pas se laisser emporter dans la vérité de chaque personnage, mais au contraire imaginer un dingue qui casse des vitres à chaque réplique. De même, l’hypocondrie d’Argan ne peut être jouée au tragique même si Molière y fait ses comptes avec une maladie lancinante et épuisante qui l’obligea à ne plus boire de vin, mais du lait seulement. Sa capacité à se moquer de lui-même dans l’outrance aurait dû attirer à lui la bienveillance des courtisans dont il se moquait avec précision. Il n’en fut rien. On l’enterra de nuit pour éviter le scandale.

 

Au-delà de son caractère, en relisant Molière, on est frappé de la justesse de son propos. À chaque héros délirant qu’il joue lui-même, il flanque le bon sens, la logique, la tempérance. Autrement dit, il crée l’Honnête homme, épris de justice et d’humanisme, cette figure droite sur laquelle on peut compter : l’homme raisonnable ou l’homme de la raison mariée à la sensibilité. Il y a le Philinte du Misanthrope, mais aussi Cléante, le beau-frère d’Orgon (Tartuffe) ou encore Béralde, le frère d’Argan (LeMalade imaginaire)… Chaque pièce détient comme un tuteur qui attise la folie malgré lui et tente de replacer la raison dans la maison. À travers lui, Molière affiche une générosité unique. « Par son titre de fou tu crois le bien connaître ; Mais sache qu’il l’est moins qu’il ne veut le paraître, Et que, malgré l’emploi qu’il exerce aujourd’hui, Il a plus de bon sens que tel qui rit de lui » fait-il dire au sujet de Moron qu’il incarne dans La Princesse d’Élide (6).

Il reste à rappeler la magnificence des ballets, la drôlerie des comédies-ballets.

 

Molière voulait tenir le rôle de surintendant des fêtes royales. Il le fut sans que le titre ne soit prononcé. Car Louis XIV lui donne carte blanche pour des fêtes de plusieurs jours. Deux d’entre elles méritent qu’on s’y attarde. D’abord, Les Plaisirs de l’Île enchantée qui contiennent La Princesse d’Élide et… Tartuffe ! Il s’agissait de célébrer le retour à la cour de Mademoiselle de la Vallière, la favorite du roi. Armande Béjart, Mademoiselle Molière, tenait le rôle de la Princesse. Molière ne peut s’empêcher de placer dans sa bouche des mots aussi intimes que bouleversant : « De quelle émotion inconnue sens-je mon cœur atteint et quelle inquiétude secrète est venue troubler tout d’un coup la tranquillité de mon âme ? […] J’ai méprisé tous ceux qui m’ont aimée, et j’aimerais le seul qui me méprise ! » Bien entendu, le charme de la comédienne va toucher le public et l’on se retournera vers mademoiselle de La Vallière pour la féliciter.

 

Une telle fête se renouvellera en 1668, quatre ans plus tard, pour installer Madame de Montespan dans son statut de favorite. Exit La Vallière qui aura donné quatre enfants au roi. Seul problème : la Montespan est mariée et le cocu ne veut pas se laisser faire, fut-ce contre le monarque. Louis XIV demande à Molière d’organiser quelque chose et de calmer le mari bafoué, lui qui sait si bien mettre en scène les cocus… ce sera le miracle d’Amphitryon, l’une des meilleures pièces. L’argument est simple : Jupiter séduit Alcmène sous les traits de son mari, Amphitryon. Mercure prend les traits du valet, Sosie. La conclusion est on ne peut plus claire pour Monsieur de Montespan : « Un partage avec Jupiter N’a rien du tout qui déshonore ; et sans doute il ne peut être que glorieux De se voir le rival du souverain des cieux(7). » On recommencera en 1670 avec Psyché, que Molière ne pourra achever sans le renfort de Pierre Corneille.


La passion de Louis XIV pour la danse et le ballet va doucement dépasser Molière. L’amitié avec Lully s’essoufflera dans la rivalité. Lully l’emportera aux yeux du roi en créant l’opéra à la française. Qu’a-t-il manqué à Molière pour être de la partie ? La veine de la tragédie, genre noble. S’y était-il essayé ? Il n’y arrivait pas. Toute son écriture appelle le mouvement de scène. Le roi vieillissant voulait plus de poses, de statures. Racine triompha.


 

Molière fut la jeunesse du roi et la maturité de la France. Fallait-il que la gaieté l’emporte sans cesse dans son théâtre pour que les portraits des fâcheux et des petits marquis s’estompent à jamais et laissent des personnages vivants, drôles et toujours dansants ? Les pressions engendrèrent le naturel, l’immédiat, la simplicité que louent tous les comédiens qui le jouent.

 

Fallait-il que la nature et l’écriture ne fassent qu’un, pour qu’on désigne le français enfin parlé, enfin écrit, enfin lu comme « la langue de Molière » ? Il n’y aurait plus qu’à la fêter. Une nouvelle édition en Pléiade nous y invite en attendant la suivante, en trois volumes peut-être, fruits des recherches qui continuent. Nous n’attendrons pas 40 ans…

 

(1) Impromptu de Versailles, scène IV.

(2) Impromptu de Versailles, scène I.

(3) Les Précieuses ridicules, préface.

(4) Les Fâcheux, avertissement.

(5) La Princesse d’Élide, acte II, scène 1.

(6) La Princesse d’Élide, acte I, scène 1.

(7) Amphitryon, acte III, scène 10.

 

Christophe Mory

 

> À lire : 

  • Molière, Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Tome 1 : 1 728 p., 57,50 €, Tome 2 : 1 792 p., 57,50 €
  • Christophe Mory, Molière, Gallimard, “Folio biographies”, 2007, inédit, 400 pages, 6,60 €.

> Résumés des œuvres de Molière :


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