La vie mode d’emploi

Ce qui pourrait s’apparenter à la chronique d’une défaite, devient, au fil des pages, entre épreuves et découvertes, constats et résilience, une formidable machine à insuffler de l’énergie car, il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt, il est admis qu’un certain manque de sens nous plombe le moral. Or, que faire si ce n’est la révolution ? Mais répondre par le désordre et le sang aux diktats de la société, aux violences gouvernementales qui sont tout aussi insupportables – voire plus parce que, justement, insidieuses et perfides, elles ne jaculent pas dans le paysage leur profanation de l’âme humaine mais agissent en sous-mains – n’apporte aucune réponse…
Les années 1970 virent dans toute l’Europe des groupes d’extrémistes se lever pour tenter de juguler la mainmise d’un pouvoir central, timidement nommé Occident pour cacher sa férocité mais formidablement dominateur et prédateur, brisant les peuples et déclenchant des coups d’État chez ses voisins… Action directe joua le rôle, en France, d’une tentative de contre-pouvoir, en vain.
Jeunesse dorée sur les rives du lac Léman, grand appartement à Genève, belles voitures, père au sommet de sa gloire, puis soudain visite des huissiers, divorce : l’effondrement du décor engendra celui de l’âme de Monica Sabolo, réaction de défense de l’enfant confronté à l’impensable. La mémoire deviendra sélective si bien que seul le roman pourra tenter d’y voir clair. Les poupées russes s’emboîtent, les cubes tentent de forcer les cercles, c’est un peu l’ambiance d’Inception quand Léonardo di Caprio tente de modifier ses rêves pour essayer de maintenir sa femme en vie… Comment réagir face à l’absurdité ? Comment admettre que la justice s’oppose à l’anarchie – les deux étant vouées à l’échec ? Pourquoi verser dans une idéologie plutôt qu’une autre ? Résister, soit mais comment, pour quoi faire après ? Quel sens donner à son action, quel but dans sa vie ?
Et si, finalement, nous n’étions pas que des êtres dissociés ? Des animaux dénaturés, comme disait Vercors, chacun au fond de nous abîmés, fracassés, perdus dans des cavernes trop grandes pour nous, égarés dans les réseaux de galeries que nous ne pouvons emprunter car nous ignorons leur existence, murés par l’inconscient, ou alors parce que nous sommes là, lampe frontale sur la tête, penchés sur ce trou noir qui mène au fond de la terre, et que nous savons […] que nous pouvons nous y perdre […] Pourtant c’est là, dans ces profondeurs, que se trouvent nos émotions, nos douleurs les plus vives, nos remords, ces chagrins qui pourraient nous tuer.
Enquêter sur Action directe ne fut pas une sinécure mais Monica Sabolo parvint à retisser les liens entre les membres malgré le grand secret qui les entoure. Leurs témoignages poignants rejoignent la cruauté du réel, dissocient leur être – la tueuse de la femme simple vivant à la campagne – et le constat, ce rien qui persiste, demeure intact, imposant la puissance de sa présence. Quoique l’on fasse, rien n’arrive, ni ne change si radicalement, tant tout est imbriqué si fortement que cela ne se joue qu’à la marge. Tuer le Pdg de Renault ne changea strictement rien, sauf à endeuiller une famille à vie. Ne rien faire aurait pu paraître lâche tant la casse sociale était forte, à l’époque, mais le Système gagne toujours à la fin… On comprend l’ermite qui fuit dans les montagnes…
Les vérités se côtoient à la façon d’univers parallèles, légèrement dissemblables, séparées par des parois aussi minces que du papier à cigarette, des parois au travers desquelles nous pourrions voir, si nous nous approchions, que nous pourrions déchirer juste en y passant la main. Mais nous ne la faisons pas. Fierté humaine ? Orgueil, vanité, bêtise… les excuses sont pléthores et le constat implacable. Pour vivre heureux vivons cachés.

François Xavier

Monica Sabolo, La vie clandestine, Gallimard, août 2022, 316 p.-, 21€
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