Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu (1689-1755), auteur des Lettres persanes et de l'Esprit des lois. Biographie de Montesquieu.

Montesquieu : Biographie

Vie et œuvre de Montesquieu (Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, 1689-1755)

 

 

« Mon fils, écrivait Montesquieu dans ses Notes, vous êtes assez heureux pour n’avoir ni à rougir ni à vous enorgueillir de votre naissance. » Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, était en effet, comme on disait alors, de bonne naissance. Ses ancêtres avaient été attachés à la cour de Navarre. Jean de Secondat, sieur de Roques, était maître d’hôtel de Henri II de Navarre. Henri III, pour reconnaître les « bons, fidèles et signalés services » que lui avait rendus Jacob de Secondat, fils de Jean, avait érigé en baronnie la terre de Montesquieu qui lui appartenait. Jean-Gaston de Secondat, second fils de Jacob, avait épousé la fille du premier président du Parlement de Bordeaux et acheté une charge de président à mortier. À sa mort, son fils aîné hérita de sa charge et de son titre. Le cadet, Jacques de Secondat, essaya de la carrière militaire, mais sans y prendre goût. En 1686 il épousa Françoise de Penel qui lui apporta en dot le château de la Brède. C’est de ce mariage que naquit Charles-Louis, le 18 janvier 1689, au château même de la Brède. Il eut pour parrain un mendiant qui était venu demander l’aumône à l’heure même où l’enfant naissait. Pensée touchante, inspirée par un sentiment de piété profonde !

 

Inutile après cela de se demander si l’éducation de la famille fut chrétienne. Malheureusement Charles-Louis perdit, jeune encore, cette mère que les témoignages contemporains nous représentent comme une femme pieuse, simple et bonne. Il dut quitter le vieux et sévère manoir de la Brède, pour le collège de Juilly. Il ne semble pas que l’éducation des Oratoriens ait agi bien profondément sur l’âme du futur auteur des Lettres Persanes. L’antiquité païenne le séduisit. Et dès les dernières années de collège, il composait un petit traité où il essayait de prouver que les philosophes païens ne méritaient pas la damnation éternelle.

 

Conseiller au parlement de Bordeaux (1714)

 

Le 24 février 1714, Louis de la Brède était reçu conseiller au parlement de Bordeaux. Il était de noblesse de robe ; il devait donc, sous peine de déchoir, consacrer ses premières années de liberté à l’étude du droit. Ce fut d’ailleurs sans aucune espèce d’enthousiasme : « Je comprenais assez les questions en elles-mêmes, a-t-il écrit, mais quant à la procédure, je n’y entendais rien. Je m’y suis pourtant appliqué ; mais ce qui m’en dégoûtait le plus, c’est que je voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait, pour ainsi dire. » Il n’en devint pas moins président à mortier (12 juillet 1716) ; son oncle en mourant lui laissa sa charge et ses biens à condition qu’il prendrait le nom de Montesquieu. La chose n’était pas pour déplaire au jeune conseiller qui aimait assez à faire valoir ses titres.

 

L’année précédente, il avait épousé Mlle Jeanne de Lartigue : de ce mariage naquirent un fils et deux filles. Comment comprit-il ses devoirs de chef de famille ? Quelques lignes nous en disent long sur ce sujet : « J’ai assez aimé ma famille pour faire ce qui allait au bien dans les choses essentielles : mais je me suis affranchi des moindres détails. – Avec mes enfants, j’ai vécu, comme avec mes amis. »

S’il est vrai, et l’on n’en saurait douter, que Montesquieu fréquentât le moins possible le Parlement, et ne s’occupât que très peu de sa famille, quelle pouvait bien être sa vie ? De nombreux documents nous permettent de répondre à cette question.

 

Bordeaux possédait une Académie, fondée en 1716, sous le haut patronage du duc de la Force, « pour polir et perfectionner les talents admirables que la nature donne si libéralement aux hommes nés sous ce climat ». Montesquieu fut admis dans cette société (1er mai 1716) et, à l’exemple de ses collègues, se livra avec acharnement aux études scientifiques. Newton était alors fort a la mode ; et tous les beaux esprits s’occupaient plus ou moins de ce que Fontenelle appelait très justement philosophie expérimentale. Montesquieu eut lui aussi cette curiosité des choses scientifiques. Si nous exceptons sa Dissertation sur la Politique des Romains dans la Religion, lue le 18 juin 1716, tous les sujets traités par lui se rapportent à cet ordre d’idées. Son Discours prononcé à la rentrée de l’Académie de Bordeaux (15 novembre 1717) n’est qu’un programme. Mais, le 1er mai 1718, il lisait un Discours sur l’Écho, suivi, le 25 août, d’un autre Discours sur l’Usage des glandes rénales. En 1719 il lançait une sorte de prospectus inséré dans le Journal des Savants et le Mercure (janvier), sur un Projet d’une histoire physique de la Terre ancienne et moderne, où il conviait les savants du monde entier à adresser leurs mémoires « à M. de Montesquieu, président au parlement de Guienne, à Bordeaux, rue Margaux, qui en payera le port ». Puis c’est un Discours sur la cause de la Pesanteur des corps (1er mai 1720) et sur la Transparence des corps (25 août 1720), et des Observations sur l’Histoire naturelle (20 novembre 1721).

 

Lettres Persanes (1721)

 

Il semble donc que Montesquieu fut tout entier absorbé par ses savantes études. Et pourtant, à l’heure où l’austère président donnait lecture à ses doctes confrères de l’Académie de Bordeaux des observations faites par lui, et au microscope, malgré la faiblesse de sa vue, sur différents insectes, une branche de gui, deux ou trois grenouilles, la mousse du chêne…, à cette heure même paraissaient à Amsterdam, mais imprimées à Rouen, et sans nom d’auteur, les Lettres Persanes (1721). Dans l’Introduction, on lisait : « Si l’on savait qui je suis, on dirait : son livre jure avec son caractère ; il devrait employer son temps à quelque chose de mieux, cela n’est pas digne d’un homme grave. »

 

Et Montesquieu avait raison de craindre ce jugement du public. Si les Persans qu’il met en scène se fussent contentés de critiquer ce qu’il y avait de vraiment défectueux dans cette France du XVIIIe siècle qu’ils étaient supposés parcourir en curieux, s’ils avaient essayé de faire comprendre à leurs amis nos mœurs et nos institutions, nous ne pourrions qu’approuver Montesquieu. Mais que Rica et Usbek, frondeurs en politique, étalent complaisamment sous les yeux du lecteur leur morale facile et leurs irrespectueuses théories sur la religion catholique, voila ce qui vraiment « jure avec le caractère de l’auteur ». D’après la tradition, celui-ci s’est représenté sous les traits d’Usbek. Or, Usbek est un épicurien sans vergogne, encore qu’il vante beaucoup le stoïcisme ; un esprit fort qui parle avec ironie de l’Église et de ses dogmes, encore que sous prétexte de couleur locale il semble ne faire acte que de bon mahométan. À quatre-vingts ans de là, Montesquieu, écrivant à son ami l’abbé Guasco à propos d’une nouvelle édition de cette œuvre de jeunesse, semble s’être rendu compte de ses torts, tout en se défendant :« Il y a quelques juvenilia que je voudrais auparavant retoucher ; quoiqu’il faut qu’un Turc voie, pense et parle en Turc et non en chrétien : c’est à quoi bien des gens ne font point attention en lisant les Lettres Persanes » (4 octobre 1752). Quoi que puisse dire Montesquieu, les Lettres sont une œuvre dangereuse. Elles procèdent de cet esprit libertin et frondeur qui n’attendait que la mort de Louis XIV pour se donner libre carrière. « Toute la polémique voltairienne, a très bien dit M. A. Sorel ; paraît en germe dans les lettres sur les changements de l’univers et sur les preuves de l’islamisme ; mais c’est du Voltaire plus puissant et plus serré. » Le succès fut d’ailleurs très grand ; ce fut un succès de scandale. Les éditions se suivirent, surtout lorsqu’on apprit que l’anonyme cachait un grave magistrat, président d’une des cours souveraines du royaume : en France on trouve ces contrastes piquants.

 

L’année qui suivit l’apparition des Lettres, Montesquieu vint à Paris. Son nom était connu, et il pouvait se présenter avec confiance dans cette société légère qui avait reconnu en lui un des siens. Il fut reçu dans les salons, nous allions dire à la cour de Mme de Tencin. Marmontel nous a décrit ces réunions où chacun jouait un rôle : « C’était à qui saisirait le plus vite, et comme a la volée, le moment de placer son mot, son conte et son anecdote. Dans Marivaux, impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement. Montesquieu avec plus de calme attendait que la balle vînt à lui ; mais il l’attendait. Mairan guettait l’occasion. Astruc ne daignait pas l’attendre. Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher, et il usait si sobrement de l’attention qu’on donnait à l’entendre, que ses mots fins, ses jolis contes n’occupaient jamais qu’un moment. Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un jour. » On trouvait encore Montesquieu aux lundis de Mme du Deffand, la femme philosophe, caustique envers tous et surtout envers ses amis. Il se rendait aux mardis de l’excellente et spirituelle Mme de Lambert, et il était admis à Chantilly chez M. le duc de Bourbon. Montesquieu savait parfaitement s’accommoder à ces différents milieux, et s’il faisait l’esprit fort chez Mme du Deffand, il ne lui coûtait nullement de se montrer fervent catholique à Chantilly. « Je disais à Chantilly, écrit-il dans ses notes, que je faisais maigre, par politesse ; M. le duc était dévot. » Voilà l’homme. D’ailleurs, si l’on doutait encore qu’il partageât les idées de cette société frivole au milieu de laquelle il vivait, le Temple de Gnide suffirait à convaincre les plus favorablement disposés. Ce petit opuscule anonyme parut en 1725 chez Simart. L’auteur prétendait donner une traduction d’un manuscrit grec acheté par un ambassadeur de France près la Porte Ottomane. Plus tard, Montesquieu avoua à l’abbé de Guasco que « c’était une idée à laquelle la société de Mlle de Clermont (Marie-Anne de Bourbon) princesse du sang, qu’il avait l’honneur de fréquenter, avait donné occasion, sans d’autre but que de faire une pointure poétique. » Mais, pour le moment, il eut bien soin de ne pas se faire connaître comme étant l’auteur de cette fantaisie médiocre et quintessenciée. Voltaire n’agissait pas autrement.

 

L’Académie française (1726)

 

Cette même année 1726, Montesquieu se présenta à l’Académie française ; il fut élu, mais le roi refusa son agrément ; le scandale des Lettres était encore trop récent. Le prétexte mis en avant fut que le candidat n’habitait pas Paris. Celui-ci se le tint pour dit et reprit le chemin de Bordeaux. Le 11 novembre, il présida la rentrée du Parlement de Guienne et prononça un discours sur les Devoirs des magistrats, discours très édifiant où il cite fort pertinemment l’Écriture, ce qui est d’un assez piquant contraste après le Temple de Gnide et les Lettres Persanes. Le 15 décembre il lut à l’Académie de Bordeaux un Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, puis, le 25 août 1726, un Éloge du duc de la Force. Mais, l’Académie de Bordeaux ne lui suffisait plus : il s’occupait de régler ses affaires pour une nouvelle absence, vendait cette charge de Président dont il se souciait si peu, et reprenait la route de Paris. Aussitôt arrivé il sollicitait une seconde fois les suffrages de l’Académie. Voltaire raconte à ce sujet que pour mettre le cardinal Fleury dans ses intérêts il fit faire une édition expurgée de ses Lettres, et que, le ministre en ayant lu une partie, ses préventions disparurent. Le fait paraît peu probable. Le 5 janvier 1728, Montesquieu était élu pour la seconde fois, et il lut son Discours de réception le 24 du même mois. Ce discours très bref n’offre rien de remarquable, sauf quelques lignes sur Richelieu, « ce grand ministre qui tira du chaos les règles de la monarchie ; qui apprit à la France le secret de ses forces, à l’Espagne celui de sa faiblesse ; ôta à l’Allemagne ses chaînes, lui en donna de nouvelles, brisa tour à tour toutes les puissances et destina, pour ainsi dire, Louis le Grand aux grandes choses qu’il fit depuis ».

 

Une fois reçu à l’Académie, Montesquieu quitta la France et, comme la plupart des hommes distingués de son époque, commença son tour d’Europe. Il savait tout ce que l’on gagne à voyager, et surtout il voulait étudier sur place les constitutions des principaux États modernes et amasser des matériaux pour le grand ouvrage qu’il préparait. Il partait l’esprit dégagé de toute idée préconçue, résolu simplement à voir et à tout voir. « Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, dit-il, je m’y suis attaché comme au mien propre : j’ai pris part à leur fortune et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant. » Il eut pour compagnon de route en Allemagne et en Autriche le comte de Waldegrave, neveu du maréchal de Berwick. À Vienne il vit le prince Eugène. Il poussa une pointe jusqu’en Hongrie où il put étudier la vie féodale. À Venise il rencontra le financier Law pauvre et oublié, mais non découragé : il se lia aussi avec lord Chesterfield, et malgré le vilain tour que celui-ci lui joua, il ne lui garda pas rancune. Montesquieu avait rédigé secrètement des notes précieuses sur le terrible Conseil des Dix. Le noble lord lui dépêcha mystérieusement quelqu’un de ses amis pour l’avertir que le Conseil avait l’œil sur lui. Montesquieu se crut perdu : il jeta ses notes au feu et quitta précipitamment Venise. Il se rendit à Rome où il fréquenta le cardinal Polignac, ambassadeur de France, auteur de l’Anti-Lucrèce, et le cardinal Corsini, depuis Clément XII. Puis il remonta par la Suisse et le Rhin jusqu’en Hollande où il retrouva lord Chesterfield qui lui proposa de l’emmener en Angleterre. Le 30 octobre 1729 tous deux s’embarquèrent à La Haye. Montesquieu séjourna deux ans à Londres, étudiant la Constitution anglaise et fréquentant le Parlement. Il nous a laissé quelques notes curieuses sur ce séjour : « Le peuple de Londres mange beaucoup de Viande : cela le rend très robuste, mais a l’âge de quarante à quarante-cinq ans, il crève. – La corruption s’est mise dans toutes les conditions. Il y a trente ans qu’on n’entendait pus parler d’un voleur dans Londres : a présent il n’y a que cela. – L’argent est ici souverainement estimé ; l’honneur et la vertu, peu. – Pour les ministres, ils n’ont point de projet fixe. À chaque jour suffit sa peine. Ils gouvernent jour par jour. – Un ministre ne songe qu’à triompher de son adversaire dans la Chambre basse, et pourvu qu’il en vienne à bout, il vendrait l’Angleterre et toutes les puissances du monde. – L’Angleterre est à présent le plus libre pays qui soit au monde ; je n’en exempte aucune république. » On voit que si Montesquieu était peu indulgent pour les mœurs anglaises, il savait rendre justice au gouvernement de ce pays.

 

Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence (1734)

 

Il termina là ses pérégrinations. On lui prête cette phrase qui les résume : « L’Allemagne est faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser, la France pour y vivre. »

En août 1731, Montesquieu était de retour à sa campagne de La Brède où il retrouva son vieux donjon gothique qu’il méditait de transformer à la mode anglaise, et surtout « l’air, les raisins, le vin des bords de la Garonne, et l’humeur des Gascons, excellents antidotes contre la mélancolie ». Il avait besoin de solitude pour continuer ses travaux et préparer cet ouvrage qui avait été sa constante préoccupation, et dont il pourra dire, plus lard, qu’il y a travaillé toute sa vie. Sa fille fut pour lui un aide précieux : elle lui faisait chaque jour sa lecture, et les livres les moins intéressants pour elle ne la rebutaient point : elle prenait même plaisir à égayer ces lectures en répétant les mots qui lui paraissaient le plus singuliers.

 

Mais, avant de publier son ouvrage complet, Montesquieu voulut s’essayer et peut-être sonder l’opinion. Il avait écrit un chapitre sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, chapitre qui devait entrer dans l’Esprit des Lois ; mais le sujet le passionna et ce chapitre devint un ouvrage indépendant. Les Considérations parurent on 1734, à Amsterdam, chez Desbordes. Le succès fut immense : neuf éditions parurent du vivant même de l’auteur. Dès lors Montesquieu n’avait plus à hésiter : ses preuves étaient faites.

 

En 1748 parut le Dialogue de Sylla et d’Eucrate ajouté à la septième édition des Considérations : c’est un nouveau chapitre de l’histoire romaine, sous forme dramatique. Mais Montesquieu n’a pas compris Sylla : il l’a mal jugé, c’est-à- dire avec trop d’indulgence dans les Considérations et plus mal encore dans le Dialogue. C’est cette même année que fut achevé l’Esprit des Lois. Mais au prix de quels labeurs ! « J’ai bien des fois commencé et bien des fois abandonné cet ouvrage : j’ai mille fois envoyé aux vents les feuilles que j’avais écrites ; je sentais tous les jours les mains paternelles tomber : je suivais mon objet sans former de dessein ; je ne connaissais ni les règles ni les exceptions ; je ne trouvais la vérité que pour la perdre ; mais, quand j’ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est venu à moi ; et dans le cours de vingt années, j’ai vu mon ouvrage commencer, croitre, s’avancer et finir » (Préface de l’Esprit des Lois). Puis, au moment de publier cette œuvre, fruit de tant de soins et de veilles, Montesquieu se prend à hésiter. Depuis deux ans déjà il était préoccupé de cette publication : il envoyait son manuscrit à l’abbé de Guasco pour qu’il en prît connaissance et se chargeai de le faire imprimer (6 décembre 1746) ; puis il lui écrivait que dans la situation présente il lui paraissait opportun de retarder la publication (26 décembre). Plus tard, le choix du format devient pour lui une question grave. Il se décide pour l’in-40, puis pour l’in-12, pour en revenir, en fin de compte, à l’in-40 (18 mars 1748). En se relisant, il remarque que certaines choses seraient mal prises, et il retranche un chapitre sur le stathoudérat (17 juillet 1747). Enfin il soumet son manuscrit à son ami Helvétius. Celui-ci désapprouve franchement l’ouvrage, disant qu’en publiant ce livre, le célèbre auteur des Lettres Persanes dépouillé désormais de son titre de sage et de législateur ne devait plus paraître aux yeux du public éclairé qu’un homme de robe, un gentilhomme et un bel esprit. « Voilà, écrivait-il, ce qui m’afflige pour lui et pour l’humanité qu’il aurait pu mieux servir. »

 

L’Esprit des lois (1748)

 

Montesquieu, pour toute réponse, envoya son manuscrit à l’imprimeur et l’Esprit des lois paraissait au mois de novembre 1748 à Genève, chez Barillot et fils, en deux volumes in-46, avec cette fière épitaphe : Prolem sine matre creatam. C’était en effet un ouvrage qui n’avait pas eu de modèle. Dans sa préface, l’auteur indique les principes qui l’ont guidé : « J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d’une autre plus générale. » Voilà l’unité de ces trente et un livres, lien puissant qui fait l’œuvre elle-même. Mais il ne faut pus y chercher cet ordre qui résulte de l’harmonie, des proportions de l’enchaînement des parties. Montesquieu procède par saillies et semble ne suivre que son caprice. Buffon, l’homme de la règle par excellence, se demandait si c’était là un style. Mais Montesquieu tenait moins à se faire lire qu’à faire penser. Il n’étudie pas la loi, c’est-à-dire la raison humaine fondée sur la justice éternelle, mais les lois, c’est-à-dire les législations positives. Il distingue trois formes de gouvernement : aristocratie, monarchie, démocratie. La monarchie est, dit-il, fondée sur l’honneur, comme la république sur la vertu (vertu civile et politique qui s’inspire du bien général). Il se prononce pour un gouvernement modéré, monarchie parlementaire ou république.

 

L’Esprit des Lois renferme incontestablement beaucoup de nobles idées et de vues profondes. Montesquieu inaugure avec autorité, en politique, l’école expérimentale fondée sur l’histoire, l’observation, la connaissance des hommes, en face de l’école rationnelle qui, sans tenir compte des pays, des mœurs et des temps, établit savamment des théories irréalisables encore que parfois séduisantes. J.-J. Rousseau est le représentant de cette seconde école aujourd’hui complètement délaissée et avec raison. Mais dans cet ouvrage on retrouve l’auteur des Lettres Persanes dans plus d’un chapitre où perce cet esprit de libertinage qui est le caractère du XVIIIe siècle. Il parle de la religion avec moins d’irrévérence sans doute, mais il affecte de ne la juger que comme une institution humaine. C’est le même esprit qui lui avait dicté sa Politique des Romains dans la Religion, en dépit des professions de foi et des protestations que l’on rencontre çà et là.

 

Montesquieu avait raison de craindre l’émotion que son livre allait soulever. Voltaire, qui ne l’aimait pas et qui ne pouvait probablement lui pardonner d’avoir écrit une œuvre de cette valeur, montra de la mauvaise humeur, sans cependant prendre parti ouvertement contre lui. « Quant à Voltaire, ripostait Montesquieu, il a trop d’esprit pour m’entendre » (8 août 1762). Les jésuites dans le Journal de Trévoux et les jansénistes dans les Nouvelles Ecclésiastiques relevèrent les erreurs théologiques contenues dans l’Esprit des Lois. Montesquieu publia eu 1750 une Défense où il essayait de se disculper. Il aurait fallu un désaveu quant au fond même, sur la question religieuse, désaveu qu’il se garda bien de formuler. La Sorbonne entreprit l’examen de l’ouvrage, sans conclure. Et pendant ce temps, l’Esprit des Lois était traduit dans toutes les langues, et en moins de deux ans atteignait sa vingt-deuxième édition.

 

Ces vingt années de travaux assidus avaient épuisé la santé de Montesquieu. « J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit, écrit-il dans son journal ; j’en suis devenu incapable : mes lectures m’ont affaibli les yeux, et il me semble que ce qui me reste encore de lumière n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais. » Il vécut quelques années encore dans sa terre de La Brède dont il disait que c’était « un des lieux aussi agréables qu’il y ait en France, au château près, tant la nature s’y trouve dans sa robe de chambre et au lever de son lit » (4 octobre 1752). Il s’occupait d’agriculture, et écrivait à ses amis, les invitant à venir le visiter. Il tenait pourtant encore son esprit en haleine. Ainsi en 1754 il écrivait quelques pages sur Lysimaque, pour sa réception à l’Académie de Nancy ; un Essai sur le Goût destiné à l’Encyclopédie, et une histoire orientale, Arsace et Isménie, qui ne furent publiés qu’après, sa mort.

 

Il fit encore quelques apparitions à Paris. C’est là qu’à la fin de janvier 1755, il fut atteint d’une fièvre inflammatoire. La duchesse d’Aiguillon, madame Dupré de Saint-Maur et le chevalier de Jaucourt lui prodiguèrent leurs soins. Il mourut chrétiennement, le 10 février, à l’âge de soixante-six ans. « Son convoi funéraire, écrit Grimm dans sa Correspondance, s’est fait sans personne. M. Diderot est, de tous les gens de lettres, le seul qui s’y soit trouvé. Louis XV s’est honoré en donnant au sage mourant des marques de son estime, et en envoyant M. le duc de Nivernois s’informer de son état. Mais si nous eussions mérité d’être les contemporains d’un aussi grand homme, quittant nos vains et frivoles plaisirs, nous aurions tous pleuré sur son tombeau et la nation en deuil aurait montré à l’Europe l’exemple des hommages qu’un peuple éclairé et sensible rend au génie et à la vertu » (15 février 1756).

 


[Abbé Camille Blanchet, présentation de la troisième édition des Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, Librairie Vve Ch. Poussielgue, Paris, 1907]



» Résumés des œuvres de Montesquieu 


2 commentaires

anonymous

Un texte long mais interessant :) 


Merci très intéressant.

Bravo !!!