Jazz : quelques plongées dans le passé

Où va le jazz ? Dans toutes les directions. D’aucuns y voient un signe de vitalité. Certains sont plus réservés. Cette dispersion les inquiète. A chacun de trancher selon les critères qu’il place au premier plan, la liberté d’une musique qui ne connaîtrait pas de frontières, ou le respect d’un minimum de codes, garant de sa spécificité. Les premiers arguent que le jazz a toujours connu, depuis ses origines, la tentation de la fusion. Ce qui n’est pas faux, si ’on songe qu’il a surgi du melting pot de La Nouvelle-Orléans avant d’essaimer de par le monde. Les seconds soutiennent à l’inverse que, s’il est vrai qu’il a assimilé, au cours des ans,  bien des influences, le risque de dilution dans une world music uniforme et sans saveur n’a jamais comme aujourd’hui hypothéqué son identité.

 

On se gardera de trancher. Constatons seulement que la palette est large entre la perpétuation d’un classicisme qu’on aurait mauvaise grâce à confondre avec un psittacisme revivaliste, et une musique qui s’exonère de toute règle formelle, lorgnant de plus en plus vers les folklores les plus divers ou les improvisations libres des compositeurs actuels. Entre ces conceptions éloignées, sinon extrêmes, coexistent maintes formes auxquelles, faute de mieux, on persistera à attribuer l’appellation de jazz.  Quelques productions de ces derniers mois témoignent de cette diversité. On se bornera aujourd’hui à de fructueuses plongées dans le passé.

 

Tout d’abord, il n’est que justice de signaler des rééditions tout à fait dignes d’intérêt. Celles, entre autres, que le label Frémeaux & Associés dispense avec persévérance.  Elles font le bonheur de ceux qui persistent à voir dans le disque un vecteur privilégié de transmission, en dépit de l’essor des sites proliférant sur le Net. C’est ainsi que l’intégrale Charlie Parker en est à son neuvième volume (1) ; lequel, intitulé « My Little Suede Shoes », rassemble des enregistrements réalisés en studio ou pour la radio de septembre 1950 à avril 1951. Trois disques, entre le JATP de Norman Granz, où Bird se confronte à Coleman Hawkins, et les prises réalisées au Birdland de New York avec un orchestre à cordes, en passant par des formations diverses, dont le quintette avec Miles Davis, l’orchestre afro-cubain de Machito, un All- Stars suédois ou encore, pour l’émission « Avant-première » diffusée sur le Poste parisien, un big band où figure, notamment, le trompettiste Roger Guérin.

 

Certes, tout, dans cette somme, ne présente pas la même valeur et ne saurait susciter le même intérêt. D’autant que, dans le CD 3, la confrontation de prises successives d’un même morceau pourra peut-être sembler fastidieuse au simple amateur. Il n’empêche que le moindre chorus de Parker ne peut laisser indifférent, ne serait-ce que parce qu’il permet de  suivre l’évolution stylistique de celui-ci. Et le livret signé Alain Tercinet, réalisateur de cette intégrale, à la fois précis et documenté, constitue un apport appréciable, voire indispensable, à un coffret digne de ceux qui l’ont précédé. Ce qui n’est pas peu dire.

 

C’est au même Tercinet que l’on doit l’édition d’un coffret intitulé « Premier chapitre, 1954-1961 » (2) et consacré à l’œuvre du saxophoniste français Barney Wilen. Disciple de Lester Young, remarquable par la fluidité et la légèreté de son jeu, ce dernier est, évidemment, loin d’avoir l’envergure d’un Parker – encore qu’il connût, à la fin des années 50, son heure de notoriété. Y contribua largement sa participation, avec Miles Davis, à la musique du film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud, ou encore sa contribution à Un témoin dans la ville, d’Edouard Molinaro,  et aux Liaisons dangereuses 1960, de Roger Vadim, avec les Jazz Messengers. Autre titre de gloire, sa collaboration avec Bud Powell et sa fréquentation, fût-elle épisodique, aux enregistrements de musiciens américains,  en particulier John Lewis et le Modern Jazz Quartet. De quoi nourrir trois CD à la valeur incontestable de témoignage. Eclairés, ici encore, par un copieux livret relatant les circonstances de chaque enregistrement, nourri d’anecdotes, d’analyses et de témoignages.

 

De la même veine, dans la collection « Quintessence », un Wes Montgomery « New York – Indianapolis – Los Angeles, 1957-1962 » (3). Un double CD qui témoigne de l’importance de celui qu’Alain Gerber, directeur artistique de la collection, appelle « l’homme tranquille ». Lequel, toujours selon Gerber,  « se distinguait de manière significative non seulement de (Grant) Green, mais de son maître Charlie Christian, de T-Bone Walker et tous les guitaristes influents apparus après eux. »

 

C’est que, et ces enregistrements en témoignent, Montgomery, technicien irréprochable, avec son phrasé en single notes aussi bien que son utilisation des accords et son jeu en octaves, apportait une manière nouvelle. Non point révolutionnaire, sans doute, mais séduisante, et au-delà : elle allait influencer durablement les guitaristes qui suivirent. Magistralement présentée (comment ne pas se répéter ? Une fois encore, il faut saluer l’association qui s’illustre ici, celle de Gerber et de Tercinet, tandem aussi exemplaire qu’unique), cette sélection rend pleine justice à celui qui apparaît, plutôt qu’un guitar hero, comme un maillon essentiel dans l’évolution de son instrument. Et, en définitive, dans l’évolution du jazz tout entier.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Intégrale Charlie Parker, vol. 9, « My Little Suede Shoes, 1950-1951 ».  Coffret de 3 CD, livret 20 p..

2 – Barney Wilen « Premier chapitre, 1954-1961 ».  Coffret de 3 CD, livret 28 p.

3 – Wes Montgomery, The Quintessence, « New York – Indianapolis – Los Angeles, 1957-1962 ». Coffret de 2 CD, livret 24 p.dd

Les trois chez Frémeaux & Associés, distribution Socadisc.

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