Jazz, Dmitry Baevsky, Jeb Patton, Laurent Bonnot : quelques nouveautés remarquables

En dépit de la crise du disque, singulièrement dans le domaine du jazz, jamais les enregistrements ne se sont autant multipliés qu’au cours de ces dernières années. Une inflation aux causes multiples. Due, pour une bonne part, aux progrès techniques qui mettent l’enregistrement à la portée de tous sans investissement dissuasif. La question de la distribution et de la diffusion n’en est pas résolue pour autant. D’où, comme, du reste, pour le livre qui voit s’amplifier le phénomène, plus ou moins déguisé, de l’édition à compte d’auteur, la profusion de CD autoproduits. Tous, bien entendu, ne contiennent pas des chefs-d’œuvre. Mais certains, dignes d’un meilleur sort qu’un tirage confidentiel, méritent de retenir l’attention.

 

C’est le cas de Carré d’as (1), un quartette formé dans le Sud-ouest et qui rassemble, autour du pianiste, organiste et compositeur Thierry Ollé, des musiciens de valeur. Ollé, qui a désormais troqué le piano pour l’orgue Hammond, renoue avec la tradition des années 60 et 70, celle du hard bop et du funk, dans une formule qu’illustra, entre autres, Jimmy Smith. A savoir l’association orgue saxophone et, ici,  trompette, au service d’une musique roborative, fondée sur le swing, sans grand souci de subtilité harmonique, mais d’une efficacité à toute épreuve. L’empreinte de ce maître du genre est sensible dans les compositions – essentiellement des thèmes-riffs – dues à l’organiste, qui apparaît comme le leader de ce quartette.

 

Sur un instrument qu’il pratiquait naguère sporadiquement, mais qui semble désormais au cœur même de sa démarche, il fait preuve d’une légèreté tout à fait séduisante. Autant dire qu’il n’a rien perdu de ce qui faisait déjà le charme et l’intérêt de ses albums précédents. Il faut dire que ce Carré d’As est constitué de musiciens tout à fait digne de ce projet. Dominique Rieux (tp, bugle, vocals), Jean-Michel Cabrol, soliste valeureux tant au sax ténor qu’à la flûte, et le barreur André Neufert ont fait leurs preuves dans d’autres  contextes. Leur complémentarité fait merveille. En témoigne, notamment, Strasbourg-St-Denis, signé Roy Hargrove, caractéristique de leur manière.

 

Autre album digne d’intérêt, celui que signe en trio Dmitry Baevsky (2). Il confirme tout le bien que l’on pensait de ce sax alto newyorkais dont les précédents enregistrements et plusieurs tournées en France et en Europe laissaient augurer l’éclosion d’un musicien d’envergure. Désormais plus dégagé de l’influence très prégnante de Charlie Parker, il vole de ses propres ailes et si son discours et sa sonorité gardent encore l’empreinte de Bird (il en est de moins glorieuses !), ses improvisations portent sa marque personnelle. Elles témoignent en outre d’un talent d’improvisateur parvenu désormais à maturité et dont le bop semble l’idiome naturel.

 

Ses partenaires depuis plusieurs années, le contrebassiste David Wong, qui a fait ses classes auprès de Roy Haynes et de Jimmy Heath, et le batteur Joe Strasser participent de la réussite de ce disque. Le premier se révèle soliste inspiré (Reflection, de Ray Bryant). Le second fournit un soutien sans faille tout au long d’un enregistrement qui fait appel à des compositeurs aussi divers que Duke Ellington, Antonio Carlos Jobim, Thelonious Monk ou Cedar Walton. Sans oublier les propres compositions du leader, dont celle qui donne son titre à l’album et permet au batteur de se mettre en valeur.

 

Le pianiste Jeb Patton (3)  a été, pour sa part, l’élève de Sir Roland Hanna mais son jeu complet, servi par un toucher précis, volontiers percussif, rappelle qu’il s’est aussi nourri de Bud Powell, Phineas Newborn, Wynton Kelly, voire Ahmad Jamal, aussi bien que de musique classique. Partenaire recherché sur la scène newyorkaise, il a joué avec des musiciens très divers, notamment, des années durant, avec les Heath Brothers et le Jimmy Heath’s Generations Quintet.

 

Le fait qu’il soit doté d’un bagage technique impressionnant ne suffirait pas à le distinguer de beaucoup d’autres pianistes de sa génération s’il n’y joignait un lyrisme très personnel (Cool Eyes, d’Horace Silver) et un sens du swing qui innerve chacune de ses interprétations. Des invités donnent une coloration particulière à quelques-unes des plages de ce disque. On y trouve, outre Dmitry Baevski et David Wong, déjà cités, Elena Pinderhugues (flûte), Michael Rodriguez (tp, bugle), Dan Tucker (tb), les batteurs Lewis Nash, Albert « Tootie » Heath et Pete Van Nostrand. Assurément un jalon important dans la carrière d’un pianiste à suivre avec attention.

 

Dans un genre tout différent, le bassiste Laurent Bonnot propose un disque où prédominent ses propres compositions et que l’on aurait peine à rattacher à une quelconque école. « The Time of Monsters » (4) réunit autour du leader deux guitaristes, Romain Pilon et Anthony Jambon, ainsi qu’un batteur et percussionniste, Gautier Moine. Une pléiade d’invités vient se joindre à eux pour certains morceaux, Dave Liebman au sax soprano et la chanteuse Raphaële Atlan pour Coraçao Sen Razao, Emmanuel Bex à l’orgue Hammond dans Wizard Whisper, l’accordéoniste David Venitucci dans Just A Little Song For Her et Jonathan Livingston, Antonin Violot à la batterie pour Kiki’s Waltz.

 

La séduction essentielle de cet album réside dans le climat d’ensemble dans lequel il baigne. Un climat onirique, en parfaite harmonie tant avec son titre qu’avec l’illustration de sa pochette, une sorcière se découpant sur un fond de paysage brumeux avec, en arrière-plan, un village de montagne. Les thèmes successifs dont chacun apporte sa touche particulière, l’alliance parfois surprenante des timbres, contribuent à ce climat d’étrangeté.  Si bien que cet album marqué au sceau de l’originalité laisse présager (et espérer) d’autres réussites aussi probantes que celle-ci.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Carré d’as. www.thierryolle.com

2 – Dmitry Baevsky « Over and Out », Jazz Family/Socadisc

3 – Jeb Patton « Shades and Tones », Cellar Live Records/www.likeasound.com

4 – Laurent Bonnot « The Time of Monsters », Soundcloud.com

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