Virginie Teychené, Encore : On en redemande !

La manie de la taxinomie est un travers bien français. Elle confine parfois – souvent – au ridicule. Vous êtes-vous illustré dans un domaine particulier, vous voici catalogué. Et l’étiquette vous colle à la peau. Au point que tout changement, toute évolution, toute incursion dans un nouveau territoire  paraissent incongrus. Ainsi en va-t-il pour le  jazz vocal dont les frontières avec d’autres genres demeurent pourtant floues.

 

Du reste, la question de l’ « orthodoxie » ne se poserait pas Outre-Atlantique où nul ne s’aviserait d’élever un mur étanche entre jazz et variété. Elle ne s’y est, en réalité, jamais posée. Frank Sinatra, entre bien d’autres, reste un bon exemple de cette porosité. A l’évidence, il ne se demandait pas si chanter des niaiseries sur un arrangement sirupeux, accompagné par un orchestre affligeant, était indigne du crooner qui avait enregistré avec la formation de Count Basie des chefs-d’œuvre tels Fly Me to the Moon ou I Only Have Eyes for You. Dans tous les cas, il restait lui-même. Comme Armstrong, qui ne dédaignait pas les tubes à la guimauve du genre  C’est si bon ou La Vie en rose  sans pour autant se renier. Aux auditeurs de faire leur choix.

 

C’est dire si le dernier album en date de Virginie Teychené, « Encore »,  va en déconcerter plus d’un. Virginie, on le savait depuis ses disques précédents, s’inscrit dans la lignée prestigieuse des divas qui ont marqué de leur empreinte l‘art du jazz. Elle est une des très rares à s’en être nourrie jusqu’à faire son miel de leurs succès. Jusqu’à se les approprie, les marquer de sa propre personnalité. A vrai dire, la seule vocaliste d’envergure qui soit apparue chez nous ces dernières années. Non une de ces étoiles filantes qui se démodent aussi vite que nées, mais une valeur sûre dont chaque enregistrement, chaque apparition en concert confirmait toutes les qualités : une voix ductile à souhait au service d’une articulation parfaite, le sens du swing et de l’improvisation, l’art de composer un répertoire original où voisinaient les standards repeints aux couleurs les plus vives et les grands soli instrumentaux repris selon la technique du vocalese.

 

Or voici que, loin de se cantonner à un paysage balisé, Virginie sort des sentiers battus. Elle se risque dans l’exploration d’une terra incognita, celle de la chanson française. Pari risqué. A tort ou à raison, notre langue a la réputation de n’être guère favorable au swing. Et l’on ne sache pas que, hormis quelques rares titres, Les Feuilles mortes, ou encore La Belle vie de Sacha Distel, beaucoup de succès français soient devenus des standards du jazz universellement interprétés.

 

Disons-le tout de suite : la gageure est tenue. Quelques mesures, un seul couplet du morceau initial, la Jolie môme de Léo Ferré, et la magie opère. L’auditeur est capté d’emblée. Séduit par la netteté de l’articulation, le refus de tout pathos. Par le léger vibrato, les imperceptibles décalages rythmiques, les subtiles variations sur la mélodie. Par cette façon unique de se distancier du texte et de la musique sans les trahir aucunement, ni l’une ni l’autre. En d’autres termes, toutes les qualités de la Virginie-chanteuse-de-jazz, se retrouvent ici, au service de chansons soigneusement choisies pour leur charge poétique, leur pouvoir d’évocation. La suite de l’album confirme largement cette première impression. 

 

Impossible de choisir entre  des pièces éprouvées (le Blue Rondo à la Turk de Brubeck devenu, par la grâce de Nougaro, A bout de souffle, ou le standard des frères Gershwin But Not For Me, entre autres) et des compositions originales au lyrisme discret, à commencer par l’émouvant morceau éponyme, dû au talent conjugué de la vocaliste et de Gérard Maurin et où Miles Davis pointe le bout de l’oreille. Sans compter les lyrics de Before the Dawn qu’elle signe dans la langue de Shakespeare, sur lesquels Stéphane Bernard a composé une mélodie fort séduisante. On connaissait la dilection de Virginie pour la musique brésilienne. Rien d’étonnant si elle accorde ici une place à Jobim et à Caymmi. Bref, non pas un reniement, mais des couleurs nouvelles ajoutées à une palette déjà chatoyante.

 

Il faudrait, par simple souci de justice, rendre hommage à ses accompagnateurs de longue date qui participent de cette réussite : Gérard Maurin, contrebassiste d’une sûreté à toute épreuve, guitariste inspiré (Eu Sei Que Vou Te Amar), cheville ouvrière de l’ensemble ;  le pianiste Stéphane Bernard et le batteur Jean-Pierre Arnaud. Les volutes de l’harmonica d’Olivier Ker Ourio viennent, dans quelques plages, créer une atmosphère particulière et enrichir encore l’écrin où se love la voix d’une chanteuse sensible, dotée d’une technique qui lui permet de franchir tous les obstacles. Toujours aussi attachante, à la mesure de cet album hautement recommandable.

 

Jacques Aboucaya

 

Virginie Teychené, « Encore ». 1 CD Jazz Village, distribution Harmonia Mundi    

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