Jazz : Music Is My Mistress, de Duke Ellington, enfin traduit en français !

Si le qualificatif n’était aussi galvaudé, on dirait de ce livre qu’il est mythique. Du moins avait-il jusqu’ici une existence, mais virtuelle, pour les amateurs de jazz peu familiers avec la langue de Shakespeare. Certes, ils avaient connaissance de quelques bribes de sa première édition, parue aux Etats-Unis en 1973, mais c’est tout. Après quarante-trois ans de frustration, voici que leur est enfin proposée la version française de ce pavé de près de six cents pages. Rien de moins que les mémoires de Duke Ellington soi-même. Une somme qui a conservé son titre initial, Music is my Mistress (1). Elle présente un intérêt inestimable pour quiconque est attaché à ce monument que fut le Duke, pianiste, compositeur et chef d’orchestre. Plus généralement, à l’histoire du jazz qu’il a marquée de son empreinte indélébile.

 

Le contenu et singulièrement les copieux appendices qui le complètent, certains établis par le mémorialiste lui-même (il n’omet rien, ni la liste des chanteurs de son orchestre, ni les arrangeurs et paroliers, ni les orchestres symphoniques qui l’invitèrent, ni les récompenses obtenues au fil des années, ni le grade maçonnique auquel il a été élevé, jusqu’à l’entourage de ses orchestres, band boys et coiffeurs), en font un ouvrage de référence. Et un incomparable outil de travail. On y trouve, en particulier, la copieuse liste de ses compositions, une bibliographie sélective où figurent, entre autres, les essais d’Alain Pailler et celui de Jacques Réda, sans compter un précieux index.

 

Quant aux mémoires à proprement parler, c’est peu de dire qu’ils captivent de la première à la dernière ligne. Rédigés un an avant sa disparition en 1974, mis en forme par son fils Mercer et le critique Stanley Dance, ils constituent une autobiographie criante d’authenticité. Duke s’y dévoile sans fard. Il y évoque son enfance, sa vie d’homme et sa vie de musicien, ses amis, ses amours, les tournées de son big band en autocar à travers les Etats-Unis, ses voyages à travers le monde. Un fourmillement de souvenirs, d’anecdotes souvent pittoresques, de portraits (remarquables, ceux des nombreux musiciens côtoyés au cours d’une longue carrière !), de tableaux, d’appréciations et de jugements souvent empreints de bienveillance. Comme s’il s’agissait de ne retenir que le meilleur, des événements et des hommes. Un récit qui fait toute sa place à la réflexion sur les plus hautes questions, la foi et les fins dernières, comme aux évocations intimes. Sans parler, bien entendu, de la musique, celle qu’il a composée, celle qu’il a jouée un peu partout et enregistrée avec son orchestre. Le tout, narré avec un naturel parfait, persillé d’humour, fournit des renseignements on ne peut plus précieux.

 

Sur la genèse de cette œuvre, Claude Carrière, auteur d’une préface passionnante, elle aussi, en ce qu’elle éclaire le livre en profondeur, apporte cette précision : « Comme il lui arrivait de noter une idée musicale sur une note de restaurant ou une facture de blanchisseur (…)de même son « autobiographie » est constituée de courtes pièces confiées au fur et à mesure de leur écriture à un ami journaliste, Stanley Dance, chargé du déchiffrage et de la mise en forme. » D’où, assurément, l’impression de spontanéité qui s’en dégage et fait le prix de cette « dramaturgie » déclinée en huit actes selon la chronologie.

 

Plus loin, le préfacier analyse la teneur de ces mémoires, confronte les dires d’Ellington avec la réalité des faits, revient sur les relations que le Duke entretenait avec ses musiciens. Ainsi nuance-t-il les portraits de Johnny Hodges, de Cootie Williams, pointe-t-il quelques contradictions, comme cette définition à l’emporte-pièce, « Jouer du be-bop, c’est comme jouer au Scrabble sans les voyelles », contrastant étrangement avec l’admiration proclamée pour les maîtres du genre, Mingus, Max Roach, Miles ou Coltrane avec qui il lui arriva d’enregistrer…  Nul, à vrai dire, n’était mieux placé que Claude Carrière pour se livrer à ces commentaires empreints de finesse et de pertinence. Sans doute est-il le meilleur connaisseur, y compris en-dehors de nos frontières, de Duke et de sa musique. Nul mieux que lui n’avait autorité pour présenter ce livre à des lecteurs dont certains, les plus anciens, ont encore en mémoire la diffusion sur France-Musique de la série « Tout Duke », qu’il consacra à l’intégralité de l’œuvre ellingtonienne.

 

C’est, du reste, l’occasion de saluer, à travers ce critique éminent, président d’honneur de La Maison du Duke (2), le travail colossal accompli par une équipe de passionnés sans qui ce livre n’aurait pas vu le jour. Parmi eux, Christian Bonnet, actuel président de cette institution et actif participant  à la traduction, Philippe Baudoin, l’une des chevilles ouvrières de l’association, et Laurent Mignard qui, à la tête de son Duke Orchestra, explore avec talent, et jusqu’en ses arcanes, le corpus laissé par Ellington.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Duke Ellington, Music Is My Mistress, mémoires inédits, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clément Bosqué et Françoise Jackson avec Christian Bonnet, Président de La Maison du Duke, Slatkine & Cie, février 3016, 590 p., 25 €.

2 – La Maison du Duke, 5 bis, Cité du Midi, 75018 Paris. www.maisonduduke.com

 

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