Jazz et BD : Un mariage prolifique

Bel exemple de synesthésie, la collection BD Jazz que dirige Bruno Théol. Elle conjugue le plaisir des yeux et celui des oreilles avec le régal de l’esprit qu’offre la littérature. En d’autres termes, chaque coffret, consacré à un musicien, présente sa biographie dessinée et « mise en scène » par un graphiste, assortie de deux CD contenant les morceaux les plus caractéristiques de son  œuvre enregistrée. En outre, un récit biographique en français et en anglais, assorti de toutes les informations possibles, offre du musicien une connaissance exhaustive. Les dessinateurs auxquels il est fait appel ont chacun son style, son art particulier de cerner la personnalité du sujet et de créer un climat qui la reflète au plus près.

 

Quant aux textes, entièrement renouvelés et, pour la plupart, confiés à Alain Gerber qui assure aussi la direction artistique de ces rééditions, ils relèvent de la littérature. Et de la meilleure. On connaît le talent de cet écrivain, auteur de nombreux livres que plusieurs prix littéraires prestigieux sont venus récompenser. Et tous les amateurs gardent en mémoire son émission radiophonique quotidienne « Le Jazz est un roman », diffusée des années durant sur l’antenne de France Musique. Un art unique de marier une connaissance intime du jazz avec l’inspiration du romancier et du poète. Non seulement la finesse de l’analyse, mais le don de prêter vie à son personnage. De l’élever jusqu’au statut de héros de roman. Sans compter une érudition qui excède largement le seul domaine musical et fait de chacune de ces notices un petit bijou, remarquable d’originalité.

 

La série n’est certes pas nouvelle. Elle a été créée il y a plus d’une décennie et compte quelque 125 titres. Un « balayage » de toute l’histoire du jazz, sinon exhaustif, du moins représentatif des grands courants et de leurs hérauts. Hors de question d’explorer en détail un catalogue aussi riche, propre à combler les désirs des amateurs, fussent-ils divers, voire contradictoires. On s’en tiendra aux derniers titres parus, puisque, s’il s’agit de rééditions, la collection fait peau neuve en ce qui concerne la présentation textuelle de chaque musicien.

 

A tout seigneur, tout honneur, Louis Armstrong (1), longtemps considéré comme le roi du jazz. Sur un synopsis proposé, comme la plupart des autres, par Christian Bonnet, Camilo Sanin illustre des anecdotes plus ou moins légendaires du début de sa carrière, en quelques planches expressionnistes où trouvent place des collages. Ainsi de l’invention fortuite du scat ou du malencontreux coup de revolver qui le conduisit, encore enfant, en maison de correction. Remarquable, le texte d’Alain Gerber réussit le prodige de renouveler de fond en comble une biographie que l’on croyait ressassée. Originalité des angles d’attaque, magie d’un style somptueux. Autant de caractéristiques qui s’appliquent à tous les titres de la collection abordés ici. Voici, en tout cas, un Armstrong tout neuf, séduisant à l’instar de l’illustration sonore qui couvre la période 1928-1952 et s’attache à deux facettes de son talent, le chanteur et le trompettiste rayonnant et novateur.

 

Né, comme Louis Armstrong, à La Nouvelle-Orléans, Sidney Bechet (2) compte, lui aussi, parmi les grands ancêtres. Ici encore, le biographe fait preuve d’une perspicacité peu commune. Il cerne la personnalité complexe du saxophoniste, en dégage les lignes de force, en souligne les contradictions. Autant d’ingrédients de son génie. « L’individualisme, par choix, était son lot, avec ce que cela suppose de prétention, mais aussi de courage face aux autres et d’exigence envers soi. » Tout est dit. Les planches dessinées par Julie Faulques – utilisation du sépia, alternance des plans – recréent l’atmosphère du Harlem des années 30. Le premier CD, consacré à la dernière période de la vie de Bechet, alors établi en France, fait la part belle à ses grands succès populaires, Les Oignons ou Dans les rues d’Antibes. Le second évoque la période new- yorkaise (1938-1949). Il contient quelques plages comme Blue Horizon ou Egyptian Fantasy dans lesquelles Sidney fait merveille à la clarinette, l’instrument où il s’illustra d’abord avant d’opter pour le saxophone soprano.

 

Le premier succès discographique de Nat King Cole (3), Straighten Up and Fly Right, nous transporte à Los Angeles en 1937. Un épisode de la vie du pianiste- chanteur illustré par le dessinateur Alexis Dormal, lequel alterne avec bonheur les cadrages, usant à bon escient des gros plans. La séduction qui émane du visage de son héros est ainsi mise en valeur. Ce que Gerber appelle « la grâce en majesté », titre donné à une biographie aussi pénétrante que les précédentes. Dans les deux disques, tous les principaux succès de King Cole, de Unforgettable jusqu’à Sweet Lorraine, en passant par Route 66 ou quelques autres qui peuvent sembler plus contestables ou « commerciaux », tel ce Besame Mucho de 1944, dans une veine « espagnole » qui – mais c’est une opinion strictement personnelle – ne fut pas sa meilleure…

 

Avec Ella Fitzgerald et Billie Holiday, Sarah Vaughan (4) constitue une manière de triade capitoline des chanteuses de jazz. Celle-ci plus « moderne » que ses consœurs. Plus nettement marquée par le bebop. Elle fut surnommée « la Divine » - ce qui dispense de tout autre commentaire sur son talent.

Séra et Aranthell signent la bande dessinée qui lui est consacrée. Expressionnisme exacerbé des visages saisis en gros plan, utilisation des couplets chantés, clins d’œil  (l’évocation du travail dans les champs de coton renvoie implicitement à l’Angélus de Millet), les épisodes choisis acquièrent un relief saisissant. Quant aux deux CD offrant une compilation de ses débuts à 1958, on y retrouve, de Lullaby of Birdland à April in Paris, de Willow Weep For Me à You’d Be So Nice To Come Home To, toutes les caractéristiques de l’art de Sassy – un autre de ses surnoms : une impressionnante maitrise vocale, une ample tessiture, l’utilisation personnelle du scat. Tous les ingrédients nécessaires pour transfigurer les standards, leur imprimer une marque unique.

 

In the Mood, Moonlight Serenade. Deux des morceaux les plus célèbres de Glenn Miller (5), tromboniste et chef d’orchestre. Ils ont assuré la gloire de ce musicien aussi connu que controversé par les puristes, en raison même de son succès populaire. Auréolé, par surcroît, d’une gloire posthume après le crash  en mer, le 15 décembre 1944, de l’avion militaire qui le transportait. On retrouve évidemment ces morceaux emblématiques dans les CD, mais c’est surtout l’occasion d’en découvrir d’autres qui conduisent à cette constatation : l’orchestre de Glenn Miller était, à son époque, des plus honorables, ne fût-ce que grâce à un son d’ensemble qui signe son originalité.

 

La biographie de ce héros de légende, qui contribua à populariser le jazz pendant la Seconde guerre mondiale, est traduite en images par Serge Dutfoy, lui-même pianiste de jazz amateur (on lui doit déjà, dans la même collection, un Fats Waller). Ses planches colorées, où il fait un large usage des bulles et des dialogues, le situent dans la grande tradition de la BD française que l’on pourrait dire classique. Ici, pas de recherches formelles systématiques, de cadrages audacieux. Pas de symboles. Des dessins à mi-chemin du réalisme et de la caricature. Des plans d’ensemble foisonnants de détails dans lesquels le lecteur erre à loisir. Une réussite digne d’une collection qui en compte beaucoup d’autres.

 

Jacques Aboucaya

 

1 – Louis Armstrong, n° 2, 45 p. 

2 – Sidney Bechet, n° 3, 45 p.

3 – Nat King Cole, n° 1, 45 p.

4 – Sarah Vaughan, n° 124, 52 p.

5 – Glenn Miller, n°18, 47 p.

Collection BDJazz, Ed. BDMusic, diffusion Difymusic (www.difymusic.com)

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