Jazz. Nice 78, un grand cru

Quiconque a eu la chance, dans les années 70-80 de l’autre siècle, de fréquenter la Grande Parade du Jazz de Nice en garde un souvenir émerveillé. Un cadre somptueux sur les hauteurs de la ville, Cimiez, ses arènes romaines et ses jardins plantés d’oliviers, entre les thermes de l’antique Cemenelum et la villa où vécut Henri Matisse. Quatre scènes accueillant en continu, plus d’une semaine durant et de dix-sept heures jusqu’à minuit, des solistes et des groupes à effectif variable, soutenus parfois par une rythmique maison et pratiquant souvent la jam session, dans la meilleure des traditions. C’est ainsi qu’ont défilé en ces lieux, grâce à George Wein, créateur Outre-Atlantique du festival de Newport, tous les grands noms du jazz, Américains et Européens. Des compagnons, encore actifs, de Louis Armstrong, jusqu’à Miles Davis. Des légendes vivantes. Des monuments, et aussi des « seconds couteaux » que l’amateur avait l’occasion unique de découvrir.

Une série de disques vient faire revivre cet heureux temps. On la doit à Jean-Pierre Tahmazian et à Jean-Marie Monestier, fondateurs et dirigeants du label Black & Blue. Une mine de pépites enregistrées le plus souvent en direct et en public. Elle offre un panorama représentatif de ce que l’amateur pouvait entendre à l’époque, à savoir la crème de ce que l’on a appelé mainstream ou jazz classique, encore qu’il n’y ait rien de plus flou que la notion de frontière dans une musique en constante évolution.

Ainsi, l’année 1978 apparaît-elle particulièrement faste. Elle est représentée par six CD, chacun offrant une sélection des enregistrements les plus significatifs ou les mieux aboutis, réalisés en juillet durant le festival, ou, plus rarement, en studio. Les sections rythmiques y sont constituées par la fine fleur de l’époque. Qu’on en juge : parmi les pianistes, Hank Jones, Roland Hanna, le délicat Gerry Wiggins, ou encore Dick Hyman et André Persiany. A la contrebasse, Milt Hinton, George Duvivier, Major Holley, Pierre Michelot, Roland Lobligeois. A la batterie, Jo Jones, Oliver Jackson, J. C. Heard, Alan Dawson. Autant de maîtres du swing capables de permuter entre eux et de s’adapter, au gré des circonstances, aux solistes qu’ils étaient chargés de seconder le temps d’un concert. Parmi ces solistes, des trompettistes et des saxophonistes, tous passionnants à un titre ou un autre.

Jonah Jones (1) avait, à l’époque, acquis la célébrité à la tête d’un quartette qui avait séduit un large public, au-delà du seul cercle des amateurs de jazz. Précédé d’une solide réputation, il se révèle ici trompettiste attachant, que ce soit à la tête de son groupe régulier ou en compagnie d’invités de la stature de Vic Dickenson et Claude Gousset (trombone), Wild Bill Davison (trompette), Johnny Mince (clarinette) et Bob Wilber (sax soprano). En témoigne, notamment, un Royal Garden Blues où chacun a l’occasion de briller.

Le blues est, du reste, la référence commune à tous, singulièrement à la pléiade de saxophonistes réunis à Cimiez. Parmi eux, Illinois Jacquet (2), ténor fougueux, représentant du style texan, remarquablement entouré ici, notamment par Pee Wee Erwin (tp), auteur d’un excellent solo sur If I Had You. Pour beaucoup, une révélation. Jacquet, grand interprète de blues mais aussi de ballades, se mesure en outre, sur quelques morceaux, avec son homologue Eddie « Lockjaw » Davis, l’un des solistes phares de Count Basie. Leurs échanges sur Cotton Tail sont littéralement gorgés de swing.

On retrouve les deux saxophonistes dans le volume consacré à Eddie « Lockjaw » Davis (3). Durant quelque douze minutes, ils s’y livrent, sur Lover Come Back To Me, à une joute impressionnante. Aucun n’en sort vainqueur, mais ils profitent tous deux de l’émulation pour atteindre des sommets. Davis brille par ailleurs de mille feux dans le Misty d’Erroll Garner, tandis que sont tour à tour en valeur le batteur JC Heard et le tromboniste Vic Dickenson (Rompin’ With J C, On Green Dolphin Street).

Parmi ces ténors de haut vol, « notre » Guy Lafitte (4). Non seulement le meilleur saxophoniste français de la période fait jeu égal avec ses homologues américains, (en témoigne sa rencontre avec Illinois Jacquet sur l’ellingtonien In A Mellow Tone), mais son swing a rarement été aussi constant. Son lyrisme, son phrasé, qui doivent beaucoup à Coleman Hawkins, éclatent, entre autres, dans It’s A Talk Of The Town, interprété en quartette et où Gerry Wiggins se met en valeur. Mais on n’aura garde d’omettre les morceaux où figure Harry « Sweets » Edison, en particulier une mémorable version de Satin Doll qui fait ressortir toute la finesse de Hank Jones.

Enfin, deux disques sont consacrés à Harry Edison, (5 et 6), l’un enregistré à la Parade de Nice avec des partenaires divers, dont Dicky Wells au trombone, l’autre en studio, au sein d’un quartette qui comprend notamment l’organiste Bill Doggett. L’un et l’autre des CD rendent pleine justice à ce trompettiste brillant. Il a fait, lui aussi, les beaux jours de l’orchestre de Count Basie et développé, au cours d’une carrière jalonnée de succès, un style à la fois sobre et précis, axé sur un swing ne perdant jamais de vue la finesse mélodique, qu’il joue ouvert ou avec sourdine. A savourer sans retenue, à commencer par un C Jam Blues où interviennent aussi avec brio Guy Lafitte et Eddie Davis. C’est dire la richesse d’une collection homogène qu’on ne saurait trop recommander à tous les amateurs de jazz.

Jacques Aboucaya

1. Jonah Jones, 2. Illinois Jacquet, 3. Eddie « Lockjaw » Davis, 4. Guy Lafitte, 5 & 6. Harry Edison. (Black & Blue, distrib. Socadisc, collection « Nice Jazz 1978 ».)

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