Claudia Solal & Benjamin Moussay, « Butter In My Brain » : Le charme de l’insolite

Voici un disque singulier. Littéralement hors-normes. Séduisant, pour cette raison même. Dans quel rayon de sa discothèque le placer ? Question oiseuse, en réalité, si l’on considère que l’art échappe, par essence, à toute taxinomie. Tant et si bien que, pour cerner cet album et son contenu, on serait tenté de le définir non par ce qu’il est, mais par ce qu’il n’est pas (c’est la démarche apophatique des vieux théologiens. Mutatis mutandis, bien entendu !).

Pas du jazz, donc – même si, au détour d’une phrase musicale, telle inflexion, tel fragment harmonique, telle séquence où le swing fait, fugitivement, une incursion, montrent que cet idiome n’est pas totalement étranger aux deux protagonistes. De la musique contemporaine ? Le concept est assez imprécis pour autoriser tous les amalgames. Pas de la pop non plus, bien que l’ensemble dérive sans conteste d’une musique qui est celle de leur temps. Du reste, le choix de la langue anglaise n’a, évidemment, rien de fortuit. Et l’album relève encore moins de la variété au sens habituel, qui convoque souvent la guimauve et le pathos.

Rien de tel dans ces textes volontiers provocants. Persillés d’humour. Au rebours de toute logique (sans doute l’effet du beurre dans le cerveau évoqué dans le titre). Claudia Solal se situe ici dans le droit fil du surréalisme et se meut en virtuose dans le nonsense anglo-saxon. Son écriture pourrait avoir quelque chose d’automatique. L’onirisme y participe à part entière. Sans parler de sa dilection pour Emily Dickinson, cette poétesse américaine du dix-neuvième siècle pour laquelle elle a manifesté ailleurs quelque intérêt. Le parallèle avec cette dernière vaudrait, du reste, d’être poursuivi. Non qu’il s’agisse d’une copie, mais bien plutôt d’une parenté. Ou d’une innutrition, comme disaient les poètes de la Pléiade. Personnalités voisines, thèmes communs. Semblable refuge dans l’imaginaire. Faculté de jongler avec les mots et les sons.

Sans doute cette poésie, surprenante, intrigue-t-elle de prime abord. Il suffit cependant d’un quatrain pour qu’elle capte sans coup férir l’attention de l’auditeur. C’est elle qui confère son originalité à cet ensemble où textes et musiques sont indissolublement liés.

Or pénétrer dans l’univers de Claudia Solal, c’est entrer dans un pays où l’herbe est plus verte. On y trouve un Restaurant des Champignons et un Lac du Serpent. Encore faut-il accepter de se laisser guider à travers un paysage contrasté que n’eût pas désavoué Lewis Carroll. Il suffit de passer le pont. De suivre un itinéraire tortueux, peuplé de repères hétéroclites. Tout au bout, assise sur un banc de bois, près d’une fontaine moussue, elle vous attend, en personne. Et cette insolite rencontre prélude à un voyage enchanté, dans tous les sens du terme. A une quête qui est d’abord une quête de soi.

Car nous voilà prévenus : nous avons affaire à une personnalité complexe. A une Fille multipiste, / Moitié huitre moitié mouette / avec une passion pour les usines à gaz / et les protéines sauvages. Il ne faudra pas moins de onze morceaux pour poursuivre, sinon mener à son terme, une exploration-introspection où intérieur et extérieur, cadre profus et intermittences du cœur se répondent. Parfois, un interlocuteur, à peine évoqué, est là pour recueillir des confidences. Voire des sarcasmes. Car les rapports avec autrui sont, pour une fille de cette trempe, habitée, assure-t-elle, d’une « précieuse fantaisie », rarement de tout repos…

Et la chanteuse ? La voix de Claudia couvre une tessiture assez étendue pour varier les registres. Tour à tour enfantine ou mutine, expressive ou volontairement dépourvue de vibrato, elle se plie avec ductilité aux tonalités différentes des textes sans jamais forcer ni abdiquer un naturel parfait. Avec cela, teintée d’une sensualité insinuante. D’autant plus prégnante qu’elle n’est jamais outrée, seulement suggérée.

Quant à la musique, composée par les deux complices, elle fait corps avec la poésie. Non point, comme c’est souvent le cas, un apport extérieur, quasi superflu, ce parasitage que dénonçait Hugo (« Défense de déposer de la musique au pied de mes vers »). Ici, elle prend des formes diverses, comptine ou mélopée, réitérations lancinantes de motifs qui ne sont jamais pléonastiques par rapport aux paroles. Au contraire, elles les commentent, les prolongent, les complètent. Les envolées de Benjamin Moussay aux claviers leur confèrent à la fois densité et ouverture vers un monde qui devient, de ce fait, celui du duo. Un monde dans lequel l’auditeur se glisse avec bonheur.

Jacques Aboucaya

« Butter In My Brain », Claudia Solal (paroles, compositions, voix), Benjamin Moussay (compositions, piano, Fender Rhodes, claviers). 1 CD Abalone Productions / L’Autre Distribution, octobre 2017.

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