Martha Argerich, une légende vivante

« Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer »

Mallarmé et ses mystères pour illustrer une légende vivante : Martha Argerich, on ne la présente plus, parcourt le monde et la musique depuis plus de soixante ans. Le livre d’Olivier Bellamy, biographie étonnante, portrait sans concession de la « furia » argentine, ne fera qu’accroître la fascination qu’exerce cette artiste incomparable.

L’enfance de l’art

L’ouvrage de Bellamy évite l’écueil de l’hagiographie, et ce n’est pas la moindre de ses qualités : il eût été aisé de peindre la pianiste avec la plume de l’admiration béate, finalement convenue – qui aujourd’hui remet en question, par-delà les goûts personnels, les lubies et les idiosyncrasies de la critique, la suprématie de cette artiste ? Cette biographie permettra au lecteur de comprendre qui est Martha Argerich, et surtout en quoi consiste son art. On ne trouvera pas de leçons, de nombreux conseils techniques, de méthode de travail, loin s’en faut : Argerich, c’est l’incarnation de la facilité, de l’aisance presque surnaturelle. Le portrait de son enfance, de cette famille étrange, où coexistent une mère issue de l’ultra gauche et un père de droite, éternellement en conflit, où l’on éloigne promptement le petit frère, Cacique, récemment décédé, afin de permettre à la petite Martha de travailler le piano en toute quiétude, tout cela, fascine et provoque un léger malaise ; ce malaise, c’est la prise de conscience de la différence, celle qu’ont pu éprouver au cours de l’histoire ceux qui côtoyèrent un Mozart ou un Paganini. Bellamy sait montrer au lecteur ce qui différencie Argerich du commun des mortels, du moins – combien elle détesterait cette phrase sans qu’on l’expliquât, elle qui a voulu s’accrocher au monde plus qu’à son piano ! – dans la perspective de la pratique d’un art.

Laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir les anecdotes incroyables de ces chapitres où se forge un caractère hors normes, une petite fille qui frappe par son intelligence et sa maturité, et qui pourtant ne sera quasiment jamais scolarisée ! Portraits fascinants : la mère, Juanita, figure incroyable, véritable manager fanatique, impresario et chef de projets pour non seulement sa fille mais aussi pour d’autres pianistes au cours de sa vie ; le père, qui improvise des contes et découche régulièrement en menant une vie de Bohème ; le premier professeur, Scaramuzza, nom improbable qui pourrait faire croire que ce paronyme de Scaramouche était un joyeux trublion : ce serait occulter sa pédagogie que ceux qui n’entendent rien à la musique trouverait tyrannique mais qui s’inscrit dans la continuité séculaire du sacerdoce pianistique ; Gulda, pianiste de premier ordre, mal ou peu aimé, auquel cet ouvrage, par les voix d’Argerich et Bellamy, rend un bel hommage indirect.

Insistons sur un épisode de la vie de pianiste d’Argerich : Bellamy rappelle avec force détails les conditions dans lesquelles la belle pianiste se présenta au Concours International de Genève et au Concours Busoni, deux concours d’une extraordinaire exigence et qui ne réservent leurs premiers prix qu’avec l’intransigeance de la plus extrême sévérité. Argerich obtint en l’espace de deux semaines deux premiers prix ! Et elle se présenta à ces concours avec parfois une seule journée de préparation… Le Concours Chopin, le roi des concours, apparaîtrait presque comme une formalité sous les doigts experts d’Argerich ! Et ce ne furent pas ses seuls succès : enchaînant de manière frénétique les récitals, enregistrant un premier disque qui fit réagir Horowitz en personne, elle forgea en l’espace de quelques années, elle qui joua en concert à l’âge de huit ans un concerto pour piano de Mozart, un mythe qui ne s’est plus jamais écroulé, mieux, qui a crû.

Les mystères de l’art

Trouvera-t-on le secret de cette alchimie ésotérique qui permet à Martha Argerich de percer les ténèbres de l’âme schumanienne ou qui lui autorise une vélocité extrême et pourtant limpide dans Prokofiev ?

Oui et non : Bellamy insiste beaucoup sur le rapport difficile qu’entretient la pianiste avec la réalité. Biographie quasi-psychanalytique par moment, l’ouvrage ouvre sur un abîme parfois profond : Argerich ne travaille pas vraiment, elle déchiffre suprêmement, grâce à son hypermnésie qui lui permet le genre d’exploits qu’on prête à Mozart. Elle a bénéficié, certes, des conseils des plus grands maîtres, même s’ils furent parfois succints, en dépit de l’activisme forcené de sa mère auprès de ces derniers ! Michelangeli, le sublime et mystique pianiste italien que d’aucuns tiennent pour un des plus grands maîtres de l’histoire, lui donna quatre leçons en tout et pour tout ! Dans son petit carnet, où elle consigne les autographes, les citations de tous les grands artistes qu’elle a rencontrés, on a un bel inventaire qui pourrait expliquer les prouesses de son jeu, l’expressivité maximale qu’elle sait tirer des pièces les plus complexes, comme des plus simples – en apparence —, du 3e concerto pour piano et orchestre de Prokofiev à la 2e partita de Bach. On appréciera de la part de Bellamy les paragraphes qui décrivent les exercices techniques, les méthodes de chacun : tout cela renseigne au-delà d’une simple indication biographique. La profondeur de cette analyse rend d’autant plus vivace le portrait de la formation de l’artiste. Le profane comme l’initié trouveront dans ces pages de précieux conseils.

Mais en vérité, cela n’explique rien : dans l’océan de lumière que soulève chaque interprétation et chaque enregistrement d’Argerich se meuvent des émotions et des tourments qui s’incarnèrent dans la vie agitée, tumultueuse, toujours en ébullition, jamais en repos, de la pianiste au comportement qui frise souvent l’excentricité des divas – encore un mot que détesterait cette ennemie du star system, qui n’a jamais signé un contrat et qui accorde à l’argent fort peu d’intérêt – ou plutôt les sautes d’humeur d’une femme qui a cessé pendant de longues années de jouer, à tous les sens du terme, pour être, justement, dans la vérité de la vie et de l’amour.

La société des artistes


Dans ces multiples portraits, cette imbrication de biographies que pratique Bellamy (Freire, Barenboïm, Lipatti, Cortot, Horowitz, Michelangeli, Dutoit, Kovacevich, et bien d’autres…), on trouve le meilleur de l’ouvrage, ce qui lui permet de dépasser la simple biographie d’une seule personne : c’est la réflexion sous-jacente sur la différence – belle différence – qui existe entre les artistes et le reste du monde, et que l’on entrevoit dès les premiers chapitres, ainsi qu’on le présentait plus haut.

C’est le règne de l’extrême, c’est l’empire des sens, c’est le royaume de la passion : les amours multiples d’Argerich, grandes et perturbées, longuement développées, les extravagances de tous ces pianistes, aux confins de l’équilibre mental parfois, des électrochocs d’Horowitz, au homard tenu en laisse de Richter, des retraites monastiques spontanées de Michelangeli aux annulations de concert sans fin d’Argerich, voici ‘tout un monde lointain’, dirait Baudelaire, mais qui par la puissance de son art se diffuse avec une humanité encore plus grande dans les âmes lorsqu’en jaillit la musique.

La vie d’Argerich se déroule plus ou moins chronologiquement (quelques prolepses et quelques analepses de temps à autre) sous les yeux ébahis du lecteur, en raison de cette propension à la surprise, au retournement de situation que la vie de cette pianiste lui réservera au gré des chapitres.

L’art et l’éternité

Il ne suffit pas de lire cet ouvrage : il faut écouter Argerich, il faut aussi la voir. Certes, elle ne donne presque plus de concerts en soliste, elle joue parcimonieusement, elle refuse toujours d’interpréter certaines œuvres en public (les 4e et 5e concertos pour piano de Beethoven par exemple…). Mais ses enregistrements sont, heureusement, pléthoriques.
L’édition aurait pu inclure un CD, c’est le seul reproche qu’on puisse faire. Mais pour qui connaît le son d’Argerich, sa puissance jamais violente, sa force toujours sensible, sa dynamique parfaitement équilibrée, il n’est pas besoin d’épiloguer sans fin.

Martha Argerich fait d’ores et déjà partie de l’histoire de la musique. Des Champs Elyséens musicaux où jouent et se reposent Rubinstein, Horowitz, Rachmaninov, Chopin, Liszt, Busoni et tous les génies de l’interprétation, des sourires de contentement et de satisfaction viennent sans doute récompenser secrètement les interprétations de Martha Argerich. Ce qui la rend plus grande que bien d’autres, c’est, bien plus que l’humilité que l’on ressent à honorer sa présence parmi nous, sa profonde humanité, son amour de la vie et des êtres, la douce folie qui se dégage de son existence. L’écouter, c’est comprendre Platon : « la musique donne une âme à nos cœurs et des ailes à la pensée ».


Romain Estorc

Olivier Bellamy, Martha Argerich, Buchet-Chastel, février 2010, 23 euros.

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