La présence éternelle de Chopin

Etude révolutionnaire

Frédéric Chopin, qu’ajouter à ce nom ? La musique ne serait ni tout à fait la même, ni tout à fait satisfaisante sans son existence. Universellement admiré, écouté, joué, aimé – ne trouve-t-on pas régulièrement une rose fraîche sur sa tombe au cimetière du Père Lachaise ? – et ce même en dehors des références culturelles occidentales (il est un des compositeurs de musique dite « classique » les plus appréciés en extrême-orient, par exemple ) Chopin ne cessera jamais de nous fasciner, en nous entraînant dans le crépuscule lunaire de ses compositions qui sont l’émanation subtile d’une science sacrifiant toujours à ce génie quasi-divinatoire qui augure d’une nouvelle musique. Préfigurant Debussy, récupérant l’héritage massif du classicisme triomphant, respectueux de l’œuvre de Bach, essentielle à la compréhension de son œuvre et de sa technique pianistique, Chopin se situe au cœur de l’histoire de la musique : ses innovations en matière de technique, coextensives au développement de la technologie de l’instrument, grâce à Pleyel, grâce à l’invention de l’échappement, le situent dans une cour très peu fréquentée, où l’on peut croiser Beethoven, Haydn, Bach, et quelques autres encore. On ne saurait, quand on est pianiste, fût-ce par amateurisme ou par profession, faire l’impasse sur Chopin. Il est la pierre angulaire de l’art pianistique, érigée en un rite initiatique auquel l’élève et le maître se confrontent également. Le concours de piano Chopin, un des plus prestigieux et des plus difficiles au monde, et qui a lieu tous les cinq ans, est l’incarnation de ce passage obligé dans la vie d’un pianiste. Le compositeur Chostakovitch, signalons ceci pour l’anecdote, y décrocha un diplôme d’honneur !

L’ouvrage de Michel Pazdro, à la composition agréable, comme toujours dans la collection « Découvertes Gallimard », nous gratifie d’une biographie exhaustive sur la vie de Chopin. L’iconographie est fournie, précise, elle rend vivantes ces scènes d’un temps qui n’est pas si éloigné : Chopin fut photographié vers la fin de sa vie, à l’instar de Schumann, Brahms, Liszt, Wagner, Rossini, dont il est plus ou moins le contemporain. L’articulation entre l’histoire de la Pologne et de la France et la vie mondaine, ou semi-mondaine de Chopin est équilibrée, et cela permettra au lecteur peut-être peu informé des détails de la vie de ce compositeur de recréer le contexte essentiel à la compréhension de cet artiste.

Polonaise-fantaisie

C’est surtout la possibilité de dresser son portrait psychologique qui passionne : un homme à l’esprit brillant, séducteur, mélancolique, capable d’une grande concentration au traval, discret, mais aussi amateur de mondanités et de jolis costumes, voyageur, éternellement amoureux de sa patrie très tôt lointaine. On découvrira ainsi les aspects les plus méconnus de sa personne, mais surtout on sera correctement renseigné sur les racines ethnomusicologiques de sa musique : les Polonaises ou les Mazurkas, tout en étant des recréations qui par l’alchimie de leurs notes permettent à Chopin de transcender l’aspect purement référentiel de ces formes, ne viennent pas de nulle part. L’ouvrage permet de rendre justice à la tradition du pays dont Chopin se languira tout au long de sa vie, dont une poignée de terre recouvrira son cercueil, et qui accueillera son cœur après sa mort.

C’est également un portrait de la société musicale de son temps, des compositeurs qui le chérissent et qui l’admirent, comme Schumann, dont une phrase célèbre au sujet des Variations sur La ci darem la mano de Mozart, une des premières compositions de Chopin, constituent le sous-titre du livre. On évoluera ainsi au côté de ces génies toujours vivaces, qui surent reconnaître en Chopin un pianiste et un compositeur d’un rang et d’un ordre dépassant toutes leurs espérances.

Nocturnes

C’est bien sûr sa vie commune, pendant neuf années, avec George Sand qui attirera l’attention : loin des clichés, on apprend ainsi à peu près tout ce qu’il est possible de connaître sur une des plus célèbres idylles de l’histoire des arts ! De Majorque à Nohant, de la passion à l’ennui, de la rencontre à la rupture (matérialisée dans un célèbre tableau de Delacroix, aujourd’hui coupé en deux !). Mais la vie sentimentale de Chopin ne s’est pas résumée à ce semi-échec : il porte en lui les stigmates d’amours déçues et de déchirements secrets, dont sa musique se fait l’écho, non pas dans une complaisance narcissique de mauvais aloi, mais plutôt dans cette diffusion plus que minutieuse d’une infinie tristesse et d’une douce mélancolie, que viennent bien souvent éclairer les fulgurances redoutables et les éclats majestueux de sa foudroyante technique.

Le livre se déroule chronologiquement, et permet de suivre ainsi le parcours de Chopin : on regrettera le manque d’insistance sur certaines œuvres, les allusions un peu rapides, les raccourcis. Mais après tout, il ne s’agit pas d’un ouvrage d’analyse, mais d’un récit sur la vie de Chopin. On ne trouvera pas un catalogue détaillé de ses œuvres, cela n’est pas le propos, ni de renseignements précis sur la structure de ses opus, mais néanmoins, l’auteur prend soin de mentionner les différentes compositions au fil de sa vie, ce qui permet d’éclairer ces œuvres, pour qui les connaît, à la lumière des événements qui jalonnent l’existence du compositeur.

Préludes

Ce livre permet de débuter parfaitement une étude plus approfondie de l’œuvre de Chopin. Il se révèlera essentiel à tout lecteur, qu’il fût musicologue confirmé, pianiste, ou simplement mélomane curieux.

Les annexes de l’ouvrage font sa force : les témoignages des contemporains de Chopin, un très bel article sur la voix, l’art vocal, plutôt, dans l’œuvre du compositeur, une discographie sélective qui a l’avantage de présenter les interprètes. Un bémol : certains pianistes méritaient d’y figurer, on déplorera l’absence d’Evgueni Kissin, ou encore d’Abdel Rahman El Bacha, qui enregistra l’intégrale de l’œuvre de Chopin. Pourraient aussi figurer d’autres enregistrements, comme l’intégrale parue chez Brilliant Classics, qui permet, outre des interprétations récentes d’un bon niveau, d’écouter des légendes, et aussi des « curiosités » qui n’en sont pas moins d’une grande valeur, comme les enregistrements de Rachmaninov. La bibliographie qui s’ensuit est elle aussi très complète.

Chopin, dont l’intégralité de l’œuvre dure moins de vingt-quatre heures, est honoré par cette biographie très bien présentée, claire et concise.

On ne saurait insister encore sur l’hommage nécessaire qu’il faut rendre à Chopin, mais après tout, qui doute encore aujourd’hui de la permanence de son génie ? Même Prokofiev l’iconoclaste s’inclinait devant lui. Schumann lui dédia une pièce dans son Carnaval ; lui qui fut affligé par sa schizophrénie, par son esprit vacillant, trouvait sans doute, à l’instar de tous ceux qui eurent le privilège d’écouter Chopin dans les salons de musique, ce que chacun trouve encore aujourd’hui en Chopin : les échos inavoués de nos propres blessures, et la certitude qu’il existe des voix et des présences transcendantes qui furent révélées par le travail et l’art de Frédéric Chopin.

Romain Estorc

Michel Pazdro, Chopin, Gallimard, "Découvertes", février 2010, 160 pages, 14 euros.

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