L'intégrale des chansons de Serge Gainsbourg, et caetera

L’entrée d’un chanteur sans sa musique au catalogue d’un éditeur littéraire est un événement, et même si Mon propre rôle (I & II) avait déjà donné à lire un grand nombre de chansons, Serge Gainsbourg, l’homme aux multiples facettes et aux nombreux détracteurs, toujours à contre-courant et libre, éternel moderne, le Pygmalion de tant de grandes interprètes (Brigitte Bardot, France Gall, Jeanne Moreau, Jane Birkin…), trouve ici un monument à sa démesure, L’Intégrale, et caetera

Même si, par pudeur sans doute, il dévalorisait son propre travail en le qualifiant « d’art mineur », la chanson a pris avec Serge Gainsbourg un tour neuf, comme un Bob Dylan le fit pour le folk américain, assumant la transition des caves germanopratines jazzophiles et de l’influence, en gros, de Boris Vian et de ses découvertes (Fats Domino, Screamin’ Jay Hawkwins) aux grandes salles de concert, quittant le music all pour la variété et lui donnant ses lettres de crédit. Mais collant à son époque avec les chansons pour France Gall (« Laisse tomber les filles »), anticipant, inventant un monde propre avec les variations « Mélodie Nelson » inspirées de la femme-enfant Jane Birkin, Serge Gainsbourg est toujours à la recherche du mot juste, léger ou grave, tronçonné pour la rime et jouant d’anglicisme. Toujours en quête de littérature.

Largement incompris au début des années soixante-dix, dépassé par la horde hippie, Gainsbourg a tenu bon et est revenu, porté par les groupes pop anglais notamment, et s’est imposé de nouveau dans les années quatre-vingt sur la scène, réunissant autour de lui, et le premier, l’un des tout meilleur groupe qui soit, prenant aux studios américains leurs meilleurs sidemen et rompant de manière rude et provocante avec les petites choses fragiles et électroniques qui sautillaient alors. Une légende de son vivant, un personnage, un monstre. 

L’édition des textes par Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet, deux éminents spécialistes de la chanson française et de Serge Gainsbourg en particulier, signale toutes les informations sur chacune des chansons, ses différents interprètes et versions, ses variantes et les notes explicatives ou référentielles qui éclairent les textes. La présentation est plus succincte mais toute aussi précise, pour les textes publicitaires ou anecdotiques que pour les grands succès comme Le Poinçonneur des Lilas ou La Javanaise, qui bénéficie de véritables petites études. On trouve tout ce que Serge Gainsbourg a laissé de sa plume, outre ses grands succès, aussi bien la chanson des films Goodbye Emmanuelle (« Elle aime les caresses buccales et manuelles / Emmanuelle / Aime les intellectuels et les manuels ») et Madame Claude que des publicités pour le Martini, le parfum Caron ou les rasoirs Gilette. 

La préface retrace le parcours musical de Serge Gainsbourg, des premiers clubs que fréquente son père et où il fait ses premières armes, à la guitare et au piano, au Casino de Paris dont l’enregistrement reste mythique, en passant par les aléas de la vie d’artiste, la collaboration avec Philippe Clay, le rejet par son premier public et l’influence concomitante des musiques anglo-saxonnes, le tout parsemé des succès qu’il offre aux grands interprètes de son temps (Claude François, Alain Chamfort, Jacques Dutronc, etc.). La notice détermine les choix des auteurs de cette anthologie gigantesque, des premières pièces signées Julien Gris aux dernières du masque Gainsbarre. 

Qu’on le veuille ou non, cette intronisation fera date, non pour la qualité de la présentation – irréprochable, riche, lisible, sans prétention et utile en tous points – ou la richesse du contenu – que dire sur l’exhaustivité augmentée de 117 inédits ! – mais pour le simple fait que Gainsbourg devient un classique, aux côtés de Brel, Brassens ou Aznavour, ces grands auteurs de la chanson française qui font une œuvre littéraire autant que musicale. Même si, ici ou là, telle parole de publicité ou tel succès facile vient amuser le lecteur, l’ensemble impose, mais nous le savions déjà, façon Prévert et plus loin que le conte parabolique Eugénie Sokolov, un auteur dont on admire par cette anthologie toute la richesse de l’œuvre poétique.


Loïc Di Stefano


Serge Gainsbourg, Gainsbourg, forever and more, édition établie par Yves-Ferdinand Bouvier et Serge Vincendet, Bartillat, décembre 2005, 1200 pages, préface, notice, notes, index, 32 € 


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