Pierre-André Taguieff, "Wagner contre les Juifs", l’étude exhuastive

Des études isolées existaient, et à foison, par exemple à propos de l’amitié du maître avec Arthur de Gobineau (auteur de la fresque pessimiste sur « l’inégalité des races humaines »), ou encore de la récupération de cette œuvre immense par les tenants du nazisme, selon des biais proches du recyclage infligé à titre posthume aux écrits de Nietzsche. Mais on ne disposait guère, de ce côté-ci du Rhin, d’une étude qui fît si précisément le lien entre les différentes facettes d’un personnage complexe (ses propos privés, ses prises de position publiques, ses opéras participant à une vision religieuse de l’Art), ni qui envisageât l’étonnante assise de sa judéophobie, à chercher selon Taguieff dans son passé de révolutionnaire aux aspirations libertaires !

 

L’approche médiane dérangera forcément : les inconditionnels de Wagner reprocheront à Taguieff d’insérer leur idole dans une chaîne causale qui mène, peut-être pas aux miradors d’Auschwitz, mais en tout cas aux cathédrales de lumière des meetings délirants immortalisés par la caméra de Leni Riefenstahl ; les phobiques, quant à eux, ne comprendront pas pourquoi prendre tant de précautions dans le traitement d’un cas qu’ils pensaient avoir classé de longue date parmi les idéologues fanatiques du racisme, ce que Taguieff se refuse a priori de faire.

 

C’est pourtant dans cet entre-deux que se situe la subtilité de la démarche. « Ce qui demande précisément à être interrogé, c’est l’imbrication du politique et de l’esthétique dans le wagnérisme, devenu l’une des nourritures mythiques des sociétés occidentales au cours des années 1860-1880 », écrit le chercheur. Certes, il s’attache à reproduire d’infâmes propos de salon, des plaisanteries nauséabondes et des médisances vipérines, tous empreints de préjugés crasses – et que nous aurions toujours ignorés s’ils n’avaient été tenus en présence de la fidèle Cosima, qui se plaisait à les consigner scrupuleusement dans son journal intime. Il envisage également sans fard la possibilité que l’acrimonie de Wagner envers le « peuple élu » reposait sur celle qu’il nourrissait, à titre personnel, à l’encontre de son concurrent Giacomo Meyerbeer. Mais Taguieff sait faire la part entre l’expression de cette judéophobie privée, qui échappe difficilement à l’analyse, et celle qui est indéniablement présente dans l’opuscule La Juiverie dans la musique, publié sous couvert d’anonymat en 1850, ou disséminée dans quelques autres réflexions à caractère théorique, signées cette fois et donc pleinement assumées.

 

Après avoir analysé la responsabilité réelle du créateur de Rienzi dans la transmission et l’attisement de sentiments judéophobes – notamment à travers une captivante généalogie critique de ses idées, principalement puisées chez Hegel, Herder et Feuerbach –, Taguieff montre que Wagner n’eut guère à se mouiller plus avant dans l’engagement antisémite, dans la mesure où il en devint cette figure tutélaire « en retrait », invoquée par une clique de dangereux sectateurs, les wagnériens. Alors que l’antisémitisme de Wagner (se voulant « rédempteur », mâtiné d’un christianisme unificateur des « juifs déjudaïsés » et des « Allemands désenjuivés ») n’aboutit jamais à un appel à la destruction de masse, les sous-philosophes de la trempe d’un Houston Steward Chamberlain le réinterpréteront en un racisme culturel, ouvrant la voie royale au racisme biologique et meurtrier du théoricien du nazisme Alfred Rosenberg. Dès 1923, Bayreuth devient, selon l’expression de Thomas Mann, le « théâtre de cour du Troisième Reich », et l’année suivante, Hitler se met à l’écritoire dans son cachot du Landsberg, pour coucher les premiers chapitres de Mein Kampf sur le papier que Winifred Wagner lui fournit en abondance… Ici, le temps ne devient peut-être pas espace, mais il est sûr que la musique tourne bel et bien au cauchemar.

 

La thèse qui scandalisera sans doute le plus dans le livre de Taguieff, parce qu’elle ébouriffera une gauche qui se croit trop souvent immune de toute responsabilité dans la confection en masse des chemises noires et brunes, tient en quelques lignes : « La justification de l’agression meurtrière contre les Juifs ne provint pas des milieux contre-révolutionnaires, réactionnaires ou traditionalistes, mais de milieux qui avaient été portés par les passions démocratiques, et plus particulièrement par un engagement “révolutionnaire” dans une mission universelle : celle de l’émancipation du genre humain. » Car, dans le mélange détonant que forment les ingrédients du national-socialisme, Taguieff ne manque pas d’envisager les deux termes du binôme. Pas étonnant donc de croiser aussi les thèses de Bakounine et de Marx dans le cheminement intellectuel de Wagner…

 

On peut déplorer que le titre de l’essai ne reflète pas la nuance du propos développé dans l’ouvrage. Sans doute Wagner et les juifs eût-il été autrement pertinent. Quoi qu’il en soit, et c’est vertu, l’étude laisse, malgré son exhaustivité, planer quelques nécessaires mystères sur les choix et la destinée de Wagner. Et l’Artiste semble, depuis l’au-delà de son indigne postérité, redire cet aphorisme extrait d’une de ses œuvres de jeunesse : « Je crois que j’étais sur la terre un accord dissonant qui va trouver dans la mort une pure et magnifique résolution. » (La Fin d’un musicien à Paris, 1840)

 

Frédéric Saenen

 

Pierre-André Taguieff, Wagner contre les Juifs, Berg International Éditeurs, février 2012, 400 p., 22 €

 

> Lire l’interview de Pierre-André Taguieff par Frédéric Saenen

> Lire la critique d’Olivier Philipponnat

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