Olivier Greif, entre cime et abîme

Chaque nouvel enregistrement de ses œuvres confirme la place unique qu’Olivier Greif aura occupée, de façon presque invisible, dans la musique savante du XXe siècle finissant. « Un jour viendra – je ne serai plus de ce monde – où ma musique vous submergera de son évidence », disait-il sans orgueil. La révélation posthume d’un compositeur, en effet, est toujours un phénomène surprenant – et d’autant plus inattendu, dans son cas, qu’il aura volontairement passé la moitié de son existence créatrice dans l’ombre spirituelle de Sri Chinmoy, disciple d’Aurobindo, au risque d’y sombrer tout à fait. Représentant officiel de son mouvement en France sous le nom d’Haridas Greif, il consent à s’occulter lui-même de 1982 à 1993, avant de se rebiffer pour produire, en quelques années, une poignée de chefs-d’œuvre d’une rare expressivité : Sonate “Le Rêve du monde” (1993), Quintette “A Tale of the World” (1995), Trio (1998), Concerto pour violoncelleDurch Adams Fall” (1999), Requiem (1999), Quatuor “Ulysses” (2000)… Cette magnifique et éphémère renaissance lui vaut d’être excommunié par le « maître » auquel il s’était sacrifié tant d’années : à chaque époque ses Colloredo. Le 13 mai 2000, à cinquante ans, il s’écroule brusquement. L’autopsie ne permet pas d’expliquer la cause de sa mort, six mois après celle de son père Lonek, bon pianiste revenu de l’enfer, qui aimait jouer la Sonate à Kreutzer avec son ami Charles Gelbhart, survivant du convoi n° 1 vers Auschwitz…

 

On est saisi, à l’écoute de ses œuvres, par leur inspiration protéiforme, l’alternance d’exultation et de morbidité, l’intensité du clair-obscur et le dédain des positions dogmatiques dont le jeune élève du Conservatoire, pianiste prodige, avait eu à souffrir, préférant déjà se tourner vers des maîtres aussi inattendus qu’Ultra Violet et Salvador Dalí, avant que Luciano Berio, dont il suivit les cours à la Juilliard School, ne libère son potentiel. Dès vingt ans, Olivier Greif se livre avec une franchise brûlante, à dessein d’« amener l’auditeur à cette ivresse qui s’empare de [lui] au moment de créer ». D’où l’aspect autogénétique de ses pages les plus captivantes, pétries d’une culture littéraire, philosophique et ésotérique qui brasse avec bonheur Joyce, Raymond Roussel, le sanskrit, Paul Celan, Hölderlin, les spiritualités orientales, Etty Hillesum, la chanson élisabéthaine, le romantisme rhénan, les aphorismes à la Couperin et la Baghavad Gîtâ, à la recherche de vecteurs d’émotion universels. En suspens entre ténèbres et éblouissements, Olivier Greif ne craint pas de superposer styles savants et rythmes populaires, « désespoir tonique » (Gérard Condé) et humour sardonique, payant ainsi une dette avouée à Mahler, Britten et Chostakovitch ; mais c’est à Charles Ives que l’on songe souvent devant ces pages où s’entremêlent tous les échos du monde, du songe et de la mémoire – et la sienne puisait aussi aux cendres de la Shoah.

 

En vérité, ce fils de déportés était habité par une aspiration inextinguible à la foi. Elle s’exprime tout d’abord par l’admiration qu’il porte à Messiaen, puis dans une série d’extases dignes des grands mystiques : « Que Dieu me foudroie, qu’Il me projette à terre, afin que du bas de ma petitesse je puisse apercevoir un petit peu de sa Grandeur. » Cette quête spirituelle, ou plutôt ce renoncement, le fourvoie à partir de 1975 dans l’orbe d’une sorte de Gurdjieff indo-new-yorkais, athlète du corps et de l’âme imbu de ses prouesses sportives et artistiques. Sri Sinmoy (1931-2007) l’investit de responsabilités toujours plus écrasantes, étouffant son génie au profit de ses propres créations poétiques, qu’Olivier traduit en français ou met en musique pour les chœurs « Song Waves », en pure perte pour l’art. On juge moins sévèrement ce processus d’aliénation en apprenant qu’il avait trouvé dans cette aura la force de surmonter une angoisse tétanisante : la mort annoncée de sa mère. Elle surviendra en 1978, « achevant de le précipiter dans “la Voie”, vécue comme une transcendance mais aussi un refuge », écrit avec quelque amertume son amie Brigitte François-Sappey. En 1981, l’échec cuisant de son opéra , dédié au gourou, détourne de lui les cénacles parisiens, Boulez et l’Ircam en premier lieu : occasion d’achever un processus de détachement entamé depuis le Conservatoire. Étonnante éclipse, mais s’il n’avait pas mis son génie sous l’éteignoir, Olivier Greif aurait-il ressurgi à lui-même dans pareille flamme ? « Un voyageur entre cime et abîme » : cet autoportrait en trois mots, emprunté au Savitri d’Aurobindo, résume bien le parcours noir et or de ce poète d’autant plus fécond qu’il avait tari.

 

L’ouvrage de mélanges que Brigitte François-Sappey et Jean-Michel Nectoux lui consacrent aujourd’hui, sous l’égide de l’Association Olivier Greif, est ce qu’on appelait jadis un tombeau, genre que lui-même a pratiqué (Tombeau de Ravel, Am Grabe Franz Liszts…). Compositeurs (Philippe Hersant, Nicolas Bacri) et interprètes (Michel Dalberto, Henri Demarquette, Marc Minowski), entre autres, apportent ici d’irremplaçables témoignages. La biographie sensible que lui consacre son frère aîné Jean-Jacques, écrivain, ne l’est pas moins : on y voit un compositeur de treize ans, prénommé Olivier en souvenir du Jean-Christophe de Romain Rolland, converser « d’égal à égal » avec Olivier Messiaen, au grand amusement de celui-ci. Passionnants sont aussi les extraits des journaux personnels de Greif sur ses compositeurs de prédilection, la création, la solitude et la vie. Des photos, des documents, une chronologie, un catalogue des œuvres complètent cet indispensable hommage. 


Olivier Philipponnat

 

Olivier Greif, le rêve du monde, sous la direction de Brigitte François-Sappey et Jean-Michel Nectoux, Éditions Aedam Musicae, juillet 2013, 344 p. (+ 1 CD), 24 €  

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